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Bugaled Breizh l’enquête
15 janvier 2004, au large du cap Lizard en Cornouailles insulaire, à la pointe sud-ouest de la Bretagne insulaire, le Bugaled Breizh, un chalutier de Cornouaille continentale de la Bretagne continentale coule. En quelques secondes. Avec cinq hommes à bord. On ne retrouvera que trois corps.
Au terme de dix-huit ans de combats pour la vérité, l’enquête se termine à Londres par un non-lieu en forme de déni de justice et d’insulte à la mémoire des morts.
Automne 2023 : Pascal Bodéré, journaliste au Télégramme, qui a suivi le déroulement des faits signe un livre fort et courageux. [1]
Vingt ! Ving ans ! Ugent bloaz ! Vingt ans bientôt qu’un chalutier Bugaled Breizh parti du port bigouden de Loktudi a coulé au large du Cap Lizard, au sud-ouest de la Bretagne. Entendre, de l’île de Bretagne.
A quelques miles nautiques du château de Tintagel, forteresse du Roi Arthur de toutes les Bretagnes.
Vingt ans sans réponses.
Oui, vingt ans d’alternance de questionnements, d’angoisses et d’espoirs.
Vingt ans sans réponses !
Et vingt ans que la justice ou dénommée telle, les ministères de la défense (jadis on disait plus simplement et plus honnêtement les « ministères de la guerre ») de deux États européens jouent avec les nerfs des familles de Georges Lemétayer, officier mécanicien, de Yves Gloaguen, capitaine, de Patrick Gloaguen, second mécanicien, de Pascal Le Floc’h et d’Éric Guillamet, matelots, comme le chat avec la souris.
Vingt ans de mépris, de faux-semblants.
Et vingt ans de mensonges.
Ce serait assez pour que les Bretons, l’ensemble des Bretons se révoltent. Et qu’ils se mettent, enfin, en république indépendante…
« Serge, viens vite, on chavire ! »
Flash-back : 15 janvier 2004, par 40°42N et 5°10W, le Bugaled Breizh, nom Ô combien emblématique, pêche au large de l’autre Finistère, d’une Cornouailles avec laquelle les liens ont toujours été serrés, à quelques dizaines de miles du port de Newlynn, où l’équipage a fait relâche quelques jours, retrouvant des amis, des marins du coin, presque des frères.
Le chalut engouffre lottes et encornets. La mer est plutôt belle, et les vents se sont calmés. Les conditions de pêche sont idéales ou presque. Aucun danger à l’horizon. Aucun danger en tout cas sur l’eau … Yves Gloaguen est à la barre. Le poisson répond. Un dernier trait de chalut et l’équipage mettra le cap sur la moindre Bretagne et la Cornouaille continentale. Et d’un coup : le drame ! Le bateau et son équipage sont entrainés vers le fond par une force brutale et extraordinaire. Yves Gloaguen a juste le temps de lancer à la VHF un message à Serge Cossec, le patron de l’Éridan, chalutier bigouden, qui pêche à quelques miles nautiques du Bugaled Breizh. « Serge, viens vite, on chavire ! » Message de détresse répété plusieurs fois en quelques secondes avant des grésillements sinistres et un silence de mort ….
Bugaled Breizh l’enquête
Octobre 2023, Pascal Bodéré, journaliste et reporter au Télégramme, récapitule dans un ouvrage courageux, clair et documenté, ces vingt années d’enquête bâclée, de mauvaise foi des pouvoirs publics des deux États concernés, la France et le Royaume Uni, et ces multiples tentatives de mener les familles des disparus en …bateau .
Sans grands mots, avec des termes pesés et équilibrés, il montre à quel point la raison d’État sous-tend le volumineux dossier et s’impose à celle du cœur, de l’âme, de la vie, de la dignité et tout simplement de la vérité. Un plaidoyer en forme de « j’accuse ». J’accuse l’État, et les ministères, j’accuse la justice ou la soi-disant justice, j’accuse l’OTAN, de complicité dans un silence glacial en forme de raison d’État. De la raison de ce que Nietzche appelait le « plus froid de tous les monstres froids. »
L’ouvrage fourmille de questions essentielles et fondamentales sur ce qui pourrait être la plus grosse affaire et le plus ignoble scandale judiciaire du siècle.
Questions sans réponses
Pourquoi, alors que le Bugaled Breizh a été coulé en quelques secondes et entraîné par le fond par une masse énorme et invisible du capitaine, la justice française a-t-elle pointé ses projecteurs vers un navire de surface, allant jusqu’à traquer un vraquier du nom de Seattle Trader, accusé par le gouvernement et la justice française d’être un « cargo voyou »?
Pour faire diversion ?
Pourquoi en effet, sinon pour brouiller les pistes et éloigner les pensées et les regards des sous-marins de l’OTAN, qui ce jour-là effectuaient des manœuvres importantes précisément dans la zone de pêche du Bugaled Breizh !
Pourquoi l’équipage du sous-marin nucléaire d’attaque Dolphin, de marine néerlandaise lance-t-il, ce 15 janvier 2004, au MRCC de Falmouth au Royaume-Uni, le message suivant : «We have picked up two people», ce qui signifie «Nous avons récupéré deux personnes», avant de se rétracter et de prétendre que le message, si important, était une erreur ?[2]
Que faisait le Turbulent, SNA britannique, le 15 janvier vers 12:45, heure du naufrage du chalutier breton ?
Et pourquoi s’est-il dirigé vers le port militaire de Devenport à Falmouth pour réparer des avaries ?
Quel type d’avaries ? Celles résultant de la collision avec un chalut breton ? Au Guilvinec / Ar Gelveneg, à Loktudi et au-delà, dans tout le pays Bigouden, l’angoisse monte graduellement en même temps que la colère contre un État, ou plusieurs États qu’on sent vouloir cacher réalités et responsabilités.
Les rapports des experts
Si les marins-pêcheurs bigoudens, Michel Douce, l’armateur, en tête, et Robert Bouguéon, le président du Comité local des pêches sont dans le doute et suspectent des manœuvres de la part des États pour cacher la vérité, des experts mandatés d’une part par les avocats des familles, constituées parties civiles et par les juges de Kemper rendent publics les résultats de l’enquête.
Dès juin 2005, deux experts d’IFREMER, Jean-Paul Georges et François Théret, évoquent une « force exogène », soit une force extérieure au chalutier qui aurait exercé une pression énorme sur l’une des funes, celle de bâbord, étirée sur plus de cent quarante mètres, par rapport à celle de tribord. L’hypothèse de la rencontre avec cette « force exogène » sur laquelle ils ne mettent pas encore de nom précis, retient toutes les attentions.
Bugaled Breizh l’enquête : le titane d’un sous-marin …
Sa nature est identifiée par le monde de la pêche et cette intuition se trouve confortée par l’implosion de la cale à poisson ou creusement des « joues » du bateau, qui prouve une immersion violente et très rapide. Enfin, la fune considérablement étirée porte des traces de titane, un matériau utilisé pour la carène de certains submersibles militaires. Au fil de l’enquête, d’autres experts, certains nommés par la justice , comme l’amiral Dominique Salles, affirment leur certitude que le Bugaled Breizh a croisé, pour le pire, la route d’un SMNA ou d’un SNLE. Le même, qui commanda toute l’escadrille des SNLE de l’île Longue, est formel : le chalutier breton a été coulé par un sous-marin américain.[3]
Son point de vue est rejoint et étayé par Joseph Le Gall, ex capitaine de frégate et officier de renseignement au sein du DSPD (Direction de la Protection et de la Sécurité de la Défense). Pour lui, le responsable du drame serait un submersible états-unien impliqué dans l’opération Eurofab, qui visait à convoyer du plutonium militaire, depuis Charleston, en Caroline du sud, jusqu’à Cherbourg. Une opération top secret. Raison d’État oblige.
De nombreux accidents comparables
Malgré tous ces avis et ces expertises de spécialistes incontestés et du monde marin et de l’univers sous-marin, la justice française s’entête à écarter l’hypothèse d’une collision avec un submersible, tenant avec insistance et entêtement à innocenter toutes les marines militaires de l’OTAN et retenant la thèse avancée par le BEA Mer, d’une croche molle, soit d’une prise du chalut dans un monticule de sable.
Même si un type d’accident n’a, selon les experts mentionnés, jamais provoqué de naufrage, a fortiori de mort de marins.
A contrario, nombreux sont les accidents de mer ayant impliqué des sous-marins militaires depuis des décennies. La Ligue Celtique, a à de nombreuses reprises alerté les médias sur ce type de fortunes de mer survenues dans les mers celtiques et mettant des bateaux de pêche gallois, écossais, irlandais, corniques ou bretons aux prises avec des engins militaires.
Pascal Bodéré a retrouvé dans les archives du Télégramme de nombreux articles faisant référence à ce type de mauvaises rencontres. Du Requin, pris, en 1963, dans les filets de la Berceuse, à l’ « incident » de l’Iguane qui voit, en février 1972, le chalutier de Loktudi traîné sur plusieurs miles en marche arrière par l’Espadon, un bâtiment basé à Lorient.
Il a rencontré aussi Jean-René Le Quéau, matelot sur le P’tit Quinquin, tiré par le Narval, au large des Glenan en 1976 et Bernard Toulement, patron de l’Echo de la Mer, de Leskonil, victime du même type de croche en mars 1989.
Un non-lieu incompréhensible
Malgré tous ces indices et en dépit des rapports précis et étayés des experts, la justice française conclut une décennie d’enquête et de procédure par un non-lieu, le 13 mai 2015, à la cour d’appel de Rennes / Roazhon.
Jugement validé par la cour de cassation le 21 juin 2016.
Le dernier espoir pour les familles, réside alors en l’ouverture d’une enquête au Royaume-Uni, sous la direction du coroner Elizabeth Carlyon, présidente du tribunal de Truro / Truru, du fait que deux des corps des marins du Bugaled Breizh ont été repêchés dans les eaux britanniques. Hélas le dossier est transféré à la cour royale de Londres sous la direction du juge Nigel Lickey qui, en 2021, décide de privilégier lui aussi l’hypothèse avancée par le BEA, de la « croche molle » dans une dune de sable.
Les familles des victimes, les Bigoudens, le monde de la pêche, l’ensemble des Bretons, sont atterrés.
A la sortie du Tribunal et à l’issue du non-lieu prononcé par une justice visiblement aux ordres du lobby militaro-industriel, Thierry Lemétayer, le fils de Georges lâche à Pascal Bodéré : « J’ai cru naïvement que certains militaires impliqués dans l’affaire se seraient montrés humains, mais malheureusement on a assisté à une succession de gradés qui se soutiennent les uns les autres. » « Une conviction le fait tenir, quelqu’un finira par parler » conclut Pascal Bodéré
Bugaled Breizh l’enquête, la chronique d’un désastre judiciaire ou le triomphe du secret-défense allié à la raison d’État.
État, ainsi se nomme le plus froid de tous les monstres froids. (Friedrich Nietzche).
[1] Bugaled Breizh l’enquête, Le Télégramme.
[2] Dans une interview en breton accordée à l’auteur de l’article, Pascal Bodéré a confirmé ces assertions, sans pouvoir expliquer l’origine de cette drôle d’« erreur », cependant qu’au cours d’une enquête précédente, plusieurs marins bigoudens avaient estimé que les deux marins du Bugaled Breizh avaient été repêchés vivants. Que sont-ils devenus ?
[3] Propos tenus de vive voix à l’auteur de l’article lors d’un déjeuner à Konk-Leon / le Conquet et tenus aussi à Pascal Bodéré.