Sommaire
Les gens pestent, protestent, polémiquent.
Pour tout et contre tout.
Puis pour et contre les masques.
Pour et contre le confinement.
Puis pour et contre les vaccins.
Pour et contre trop, ou trop peu de précautions.
Qu’il s’agisse de la pandémie ou de toute autre actualité, les gens sont formidables. Soixante-sept millions d’experts, qui ne peuvent qu’élire des dirigeants… formidables !
« L’ignorance« , expliquait récemment le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, « provoque un tel état de confusion qu’on s’accroche à n’importe quelle explication afin de se sentir un peu moins embarrassé. C’est pourquoi, moins on a de connaissances, plus on a de certitudes ». Cette vérité universelle se combine aujourd’hui avec des circonstances qui décuplent l’agressivité et nourrissent un ressentiment qui peut vite devenir un très mauvais conseilleur.
Circonstances qui sont au moins au nombre de trois.
Le politique.
Face à des questions anxiogènes, mondiales et complexes – la pandémie, le réchauffement, le terrorisme… – qui nécessiteraient que l’on se rassemble plutôt que l’on se divise, l’élu paraît avoir perdu de sa capacité à piloter le monde. L’État, fatigué, n’assure ni ne rassure guère. L’administration reste un instrument lent là où la réactivité s’impose. L’École n’assure pas l’approche pluridisciplinaire qui permet de comprendre les grandes questions. Les girons politiques, familiaux, paroissiaux, syndicaux, creusets du collectif, nous ont abandonné dans l’océan des hostilités, des concurrences et des égoïsmes.
Le numérique.
Le remplacement du guichet par le centre d’appels et le formulaire en ligne rend fous de rage, de désarroi et d’humiliation des millions d’exclus territoriaux ou sociaux de la dématérialisation. Les rapports avec les organismes fiscaux, sociaux, de santé… sont devenus kafkaïens. Là où la promesse politique était de simplifier et d’accorder au citoyen le bénéfice du doute et à l’administration la charge de la preuve.
Le médiatique.
Inutile de s’étendre sur la confusion entre l’information et la rumeur, entre l’argument et l’insulte, entre l’honnêteté professionnelle et l’intention manipulatrice, entre l’ouverture aux autres et l’enfermement algorithmique dans ses certitudes.
«Il faut avoir beaucoup de connaissances« , dit encore Cyrulnik, « et se sentir assez bien dans son âme pour oser envisager plusieurs hypothèses ». Précisément, on ne se sent plus très bien dans notre âme. Trois circonstances qui, additionnées, créent à la fois un sentiment d’abandon, d’isolement social et psychologique, de confusion du monde. Des années d’auto-alimentation des colères par des réseaux sociaux abandonnés à eux-mêmes. Et des mois et distance physique et de distanciation sociale précipitent ce rabougrissement de la société.
En proie à des bouffées de ressentiment, le citoyen dresse alors de mauvais diagnostics, accuse à tort, préconise de mauvaises réponses. Cette perte de lucidité pousse à croire les « trumperies » que l’on a envie d’entendre. À voir des complots partout. À rêver de sauveurs providentiels, fussent-ils fous.
Les totalitarismes.
La philosophe et historienne Hannah Arendt, voici soixante-dix ans, avait identifié quatre causes à l’émergence des totalitarismes, qu’ils soient rouges ou bruns. –
- La loyauté à un chef plutôt qu’à l’expertise,
- l’envie de croire la propagande,
- la montée des pulsions transgressives et
- l’atomisation de la société.
N’y serions-nous pas un peu ?
Les démagogues, les populistes ou les dictateurs, même minoritaires à l’instant, sont plus assurés que jamais que la démocratie reste la voie royale pour s’emparer du pouvoir.
Plutôt que de nous amuser ou de nous indigner des monstres politiques qui font l’actualité, nous ferions bien de réfléchir, chacun et collectivement, à ce cancer du ressentiment qui peut mener droit au suicide démocratique.