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Un certain Éon de l’Étoile : 1100 ? – 1150
Fort étrange personnage en vérité que cet Éon, ou Eudes, ou Eudo dit de l’Etoile. Les sources évoquant ce drôle de paroissien, sont si rares, si disparates, et si contradictoires que les siècles suivants feront de lui tour à tour, un hérétique, un druide, un révolutionnaire, et même, une sorte de Robin des Bois à la mode bretonne.
Des origines incertaines
Éon de l’Étoile est pour la première fois mentionné dans une chronique latine dite Chronicon Britannicum * – Chronique de Bretagne – qui évoque à la date de 1145 notre mystérieux hérétique brécilien. Guillaume de Newburgh (1136 – 1198), un moine anglais, prétend quant à lui détenir des informations de première main d’un ancien disciple d’Eon, venu en Angleterre expier ses fautes, en y visitant les lieux saints.
Éon de l’Étoile serait donc issu d’une famille de la petite noblesse de Loudéac / Loudieg (22). On ne sait rien de son enfance et de sa jeunesse. On dit aussi – mais rien n’est certain – qu’il se fit moine après une vie de débauche.
De quel ordre fut – il moine ?
Au Prieuré de Concoret / Konkored ? Rien non plus sur son apparence physique, celle d’un ermite probablement assez miséreux. Félix Bellamy (1828 – 1907) ** en fait pourtant une sorte de matamore à la Walter Scott, nous dit le médiéviste Jean – Christophe Cassard (1951 – 2013) :
Je me le représente avec bottes et éperons, galonné d’or de haut en bas, grand sabre au côté, sur la tête casque orné d’oripeaux et d’un vertigineux plumet, moustache menaçante, airs et manières de sacripant …
C’est Guillaume de Newburgh encore qui nous rapporte que le surnom de l’étoile, que le sieur Éon s’attribua, serait en lien avec le passage de la comète de Halley dans les cieux européens, aux environs du 15 avril 1145.
La réforme grégorienne en Bretagne
En ce début de XIIe siècle, la Réforme Grégorienne peine à se mettre en œuvre au cœur de la Bretagne.
Durant ces temps troublés, de nombreux clercs quittent les ordres et s’établissent au cœur des forêts, vivant en ermite ou en petites communautés. Le phénomène érémitique, et avec lui la naissance de nombreuses hérésies, inquiète au plus haut point la papauté. La vaste et profonde forêt brécilienne, accueille dit – ont, une kyrielle de solitaires en quête de divin.
Brocéliande, haut lieu de l’érémitisme en Bretagne.
Les auteurs s’accordent à penser que notre Éon de l’Étoile s’établit en Forêt de Brocéliande / Brekilien, en 1143, aux environs de la Fontaine de Barenton, antique site druidique. Bertrand d’Argentré (1519 – 1590) juriste et historien breton, dans son Histoire de la Bretagne (1618), précise que : « Éon se tenait hermite en la Forêt de Brécilien …«
Les véritables raisons de son choix sont ignorées.
Certains auteurs, dont Othon de Freising (1112 – 1158), évêque et chroniqueur allemand, affirment qu’il était à peine clerc – pene laïcus – signifiant ainsi qu’il maitrisait fort mal le latin. L’historien et moine dominicain Dom Lobineau (1667 – 1727) et plus tard Dom Morice (1693 – 1750) tiendront Éon de l’Étoile pour un esprit grossier et stupide. Éon mène au cœur de la légendaire forêt, une vie ascétique, dormant dit-on, sur des mousses, le corps recouvert de fougères. Éon de l’Étoile se rend cependant régulièrement à la messe. C’est lors d’un office, nous dit la légende, qu’il entend le prêtre prononcé ces mots :
« Per Eum qui venturus est judicare vivos & mortuos et seculare per ignum ***«
Entendant Eum notre drôle de paroissien aurait compris Éon et se serait senti immédiatement investi d’une mission divine. Hallucinations liées à la solitude, ou à la dénutrition, ou mauvaise compréhension du latin ? Éon se dit dès lors fils de dieu, des vivants et des morts.
L’époque est propice aux jacqueries.
Les hivers 1143 et 1144 ont été rudes. Les famines et les épidémies déciment le peuple des campagnes qui se joint au cœur de Brocéliande / Brekilien à notre prédicateur dont la renommée ne cesse de grandir. Les éoniens – c’est ainsi qu’ils se nomment désormais – n’hésiteraient pas dit – on à se livrer aux pillages et aux meurtres incommodant de plus en plus seigneurs et clercs.
Le mouvement éonien devient si populaire qu’il essaime jusqu’en Gascogne.
Ses admirateurs et ses détracteurs disent Éon pourvus de pouvoirs magiques. Il aurait eu faculté de se déplacer très vite, ou de se trouver en plusieurs endroits, ou bien encore de faire apparaitre des trésors, un peu à la façon de Merlin l’enchanteur.
La triste fin d’Éon de l’Étoile
Jean de Châtillon (1098 – 1163) est alors évêque de Saint-Malo / Sant Maloù (1146 – 1163). La Forêt de Brocéliande fait partie de son immense évêché. Il confie au Duc Guillaume, Sieur de Montfort, la mission de capturer Éon et ses compères. Sitôt dit, sitôt fait, nos hérésiarques sont empoignés et remis illico à Jean de Châtillon. L’évêque malouin les fait traduire devant le tribunal du Concile de Reims en Mars 1148. Le Pape Eugène III (1080 – 1153) et Bernard de Clairvaux (1090 – 1153) y président devant plus de quatre cents évêques et s’appliquent à y discuter des questions visant à renforcer la mise en place de la Réforme Grégorienne.
Éon de l’Étoile est soumis, dit-on à la question.
La singularité et la drôlerie de ses réponses sont telles, qu’il ne peut être selon ses juges, considéré comme hérétique, mais plus simplement comme un dément. Il échappe ainsi au bûcher, mais est condamné à la prison à perpétuité. Il est enfermé à l’Abbaye de Saint-Denis, où il mourra deux années plus tard. Ses coreligionnaires, refusant d’abjurer leurs croyances, furent tous – dit – on encore – condamnés au bûche
Éon de l’Étoile renaît à la faveur des zélateurs du cycle arthurien
Le personnage d’Éon de l’Étoile réapparait dans la dernière décennie du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle sous la plume d’auteurs bretons en quête de leurs origines celtiques et fascinés par le cycle arthurien. Et qu’importe que les traces de la geste arthurienne soit difficiles, sinon impossibles à trouver en Brocéliande / Brekilien, les auteurs s’emploient parfois à les créer de toute pièce.
La Bretagne apparait au XIXe siècle comme une destination exotique.
De plus en plus de voyageurs romantiques, avides de celticisme et de chevalerie souhaitent ardemment se rendre en Bretagne. Entre autres en Forêt de Brocéliande. Cet engouement est facilité par le chemin de fer qui s’impose en France et en Bretagne dans la seconde moitié du XIXe siècle. La région de Brocéliande est ainsi desservie par deux lignes, la ligne Rennes / Plélan-le-Grand / Guer (Roazhon / Plelann Veur / Gwern Porc’hoed) et la ligne Rennes / La Brohinière / Mauron / Ploermel. (Roazhon / Lanvroeneg / Maoron / Ploermael).
L’abbé Pierre-Paul Guillotin (1750 – 1814) dans ses mémoires rédigées entre 1791 et 1800 consacre un copieux et très documenté chapitre à notre mystérieux personnage. À l’origine de cette singulière hérésie, l’abbé nous conte quant à lui, un banal différend immobilier.
Vers 1140, le Duc Guillaume, Sieur de Montfort fit bâtir la maison du Rox pour y loger son châtelain de Belanton qu’il trouvait dans un lieu trop isolé et trop exposé au brigandage. Il avait en même temps le projet de transférer à Belanton les religieux dont les possessions convenaient beaucoup à ses plans …
Le Duc Guillaume transmet à Jean de Châtillon son projet de transfert des religieux à Belanton (Barenton). Les moines qui résidaient jusqu’alors à la Croix-Richeux – Couvent du Moinet ? – se montrent fort mécontents de cette expulsion vers Barenton.
L’abbé nous dit encore ceci :
« Ce lieu est à la vérité dans un bon air avec une belle perspective, mais situé au coin d’une vaste forêt et au bord d’une grande lande éloignée de bourgs et de villages …«
Un de ces moines se montre particulièrement virulent nous dit – il :
« Un d’entre eux, nommé Éon de l’Étoile, issu d’une famille noble du pays de Loudéac / Loudieg, et qui à cette époque était prieur de la maison, en fut tellement affecté qu’il tomba dans des égarements d’esprit. Il se mit à débiter des extravagances …«
« Le châtelain du Rox et autres contre lesquels il déclamait souvent, le dénoncèrent au Duc et à l’évêque comme hérétique et sorcier. L’évêque d’Aleth (Jean de Châtillon) se vit obligé de supprimer la communauté de Belanton …
Joseph Mahé (1760 – 1831) ? chanoine de son état, dans ses Essais sur les Antiquités du Morbihan (1825) apporte quelques précisions sur notre hérésiarque breton. Il affirme qu’il y vécut entre la Fontaine de Barenton et le Château du Rox, à proximité immédiate du très fameux Chêne à Guillotin.
Le personnage qu’il décrit apparait beaucoup plus sombre.
« Il conduisoit nuitamment les sectateurs qu’il avoit à Concoret près de la Fontaine de Baranton pour y célébrer avec eux ses orgies, et comme il passait pour magicien, et que d’ailleurs ces assemblées nocturnes ressembloient au sabat, les habitans de Concoret reçurent le nom de sorciers, qu’ils ont porté jusqu’à ce jour et qu’ils porteront encore long-temps …«
Joseph Mahé avance encore – mais il en doute – que cet Éon fut peut – être pour les habitants de Concoret une sorte de guérisseur.
Pendant long-temps les habitans de Concoret / Konkored eurent le même goût que le bizarre Éon de l’Étoile, et au lieu de s’adresser à Dieu ou à ses Saints dans leurs maladies, ils en cherchèrent le remède dans la fontaine de Baranton, soit en la priant, à la mode des Gaulois, soit en buvant de ses eaux …
Éon nouveau Merlin ?
Selon Jean Côme Damien Poignand (1761 – 1848), juge à Montfort-sur-Meu / Moñforzh, et auteur des Antiquités historiques et monumentales de Montfort à Corseul / Kersaout par Dinan et au retour par Jugon / Yugon (1820), nous rappelle que Brocéliande fut un haut lieu du druidisme jusqu’au VIIe siècle. Il avance – sans la moindre preuve hélas – qu’il y eut au moins deux résurgences de ce culte, la première au IXe siècle et la seconde au XIIe siècle avec Éon de l’Étoile.
C’étaient donc vraisemblablement les restes épars des anciens sectateurs du druidisme, qu’avait cherché à rallier Éon de l’Étoile dans les environs de la forêt de Brécilien …
Celui-ci essaya de l’être où l’avait été Merlin, où il passait pour reposer avec son épouse sous des aubépines, où était son perron fameux, ainsi que la miraculeuse fontaine de Barenton, en haute forêt, proche la commune de Concoret / Konkored, dont les habitants ont toujours conservé le sobriquet de sorciers de Concoret …
Aymé – Marie – Rodolphe Baron du Taya (1783 – 1850) dans son ouvrage intitulé Brocéliande, ses chevaliers et quelques légendes, paru en 1839, avance que des ouvrages rédigés par Éon auraient été confisqués et brûlés par des prêtres.
Certains livres cependant auraient été dissimulés sous les eaux d’une rivière qui ne les corrompraient pas …
Un siècle plus tard, Edmond Coarer – Kalandon (1909 – 1981) écrivain breton fait renaitre notre hérétique brécilien dans un ouvrage intitulé Nantes pittoresque et disparu (1947) avançant que sa doctrine était très implantée à Nantes. La papauté fort inquiète de cette nouvelle hérésie y envoie le légat Albéric d’Ostie qui fit pleuvoir sur la tête des hérétiques des torrents de malédiction et le courroux divin.
L’église du graal en Tréhorenteuc / Trec’horanteg
Au centre du village de Tréhorenteuc / Trec’horanteg , l’église de Saint-Eutrope et Sainte-Onenne est le plus souvent nommée église du Graal. Son architecture est classique. Il faut donc franchir le seuil pour découvrir un bien étrange catéchisme.
C’est à l’abbé Henri Gillard (1909 – 1979) que cette église doit sa restauration à ses frais et au prix de grandes privations. Lorsqu’il est nommé recteur de cette paroisse en mars 1942, la bâtisse menace de s’effondrer. Il avait d’ailleurs été question de la raser en 1933. Tréhorenteuc / Trec’horanteg est alors un village isolé et miséreux. On y vient encore à cette époque par des chemins mal empierrés. Une petite paysannerie laborieuse y survit tant bien que mal. Ne dit t-on pas que Tréhorenteuc / Trec’horanteg est le pot de chambre du diocèse ?
Il se peut d’ailleurs que la hiérarchie ecclésiastique se soit débarrassée de cet abbé trop encombrant dont les idées et les propos frôlent parfois l’hérésie. Ce drôle de curé se pique en effet d’occultisme et d’astrologie. Il se passionne tout particulièrement pour la quête du Graal effectuant sans transition une sorte de syncrétisme entre le christianisme et les légendes arthurienne. Il avait en 1940, lors de sa démobilisation, visité avec enthousiasme les sites cathares et la mystérieuse église de Rennes le Château du non moins étrange abbé Saunière.
Son exil ne lui pèse guère en vérité, car non loin de Tréhorenteuc / Trec’horanteg se trouve les sites supposés de la geste arthurienne. Il parvient en outre à nouer de bonnes relations avec ses paroissiens, pourtant souvent considérés comme de sombres mécréants.
Le recteur entreprend donc la rénovation de sa misérable église.
Quand la guerre prend fin, Gillard se voit confié deux prisonniers allemands, un ébéniste, Peter Wisdorf, et un peintre, Karl Rezabeck, qui seront employés à la rénovation et décoration de la chapelle. L’abbé Gillard a choisi de mêler de manière troublante les évangiles chrétiens à la mystique celtique et arthurienne, une mosaïque montre un cerf blanc à collier d’or, Merlin peut – être, un tableau – la neuvième station du calvaire – montre le christ au pied d’une jeune femme vêtue d’une robe rouge Morgane peut – être. Un vitrail pour le moins énigmatique montre le Graal en majesté.
Un bien étrange tableau, réalisé par Karl Rezabeck en 1947, nous montre quatre illustrations des légendes de Brocéliande. Dans la partie supérieure, le chevalier Yvain déverse de l’eau sur le perron de la Fontaine de Barenton et provoque une tempête. Dans la partie inférieure, c’est le chevalier Ponthus qui se bat en duel à cinquante-deux reprises pour séduire la belle Sidoine. À droite, c’est la Dame du Lac, qui, éperdument amoureuse, emprisonne à jamais le malheureux Merlin. À gauche, vêtu d’un manteau pourpre constellé d’étoiles, tenant épée en main droite voici notre Éon portant barbe tel un Raspoutine breton. Son regard illuminé évoque la folie mystique. Sa tête est surmontée d’une étoile. Il brandit un collier de perles orné d’un pendentif rouge, peut-être le Saint Graal. Il porte aussi au poignet une étoile de David. Sur la table sont posés des objets précieux, ciboires, croix, pièces, coffre, chandelier.
Notre curieux recteur poursuivra son œuvre jusqu’en 1962 truffant son église de représentations obscures et de signes ésotériques.
L’abbé se voyait-il comme un disciple du christianisme celtique ?
Se voyait-il comme un adepte du druidisme, voire un adepte de notre Éon ?
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* Chronicon Britannicum est un titre donné à deux chronologies latines différentes évoquant la Bretagne médiévale.
** Félix Bellamy chimiste, médecin et érudit publie en 1896 un ouvrage intitulé La Forêt de Bréchéliant une somme de 1400 pages rassemblant tout ou presque ce que l’on sait sur ce massif forestier.
*** Par celui qui viendra juger les vivants et les morts par le feu
Bibliographie
L’ermite et l’étoile, Stéphane Torquéau – Éditions Ar Gedour, 31 octobre 2019, 112 pages
Éon de l’Étoile, l’hérétique de Brocéliande (1896), Félix Bellamy, Éditions Culturea, 17 août 2022, 66 pages
Éon de l’Étoile, ermite et hérésiarque breton du XIIe siècle Jean – Christophe Cassard, 28 pages
Iconographie
Tableau des Légendes de Brocéliande par Karl Rezabeck (1947)
Tableau un Ermite de Jardin de François Boucher (1742)
Les albigeois au bûcher – XIIIe siècle.