« La Bretagne calomniée, une tradition française »
A la lecture de cet indispensable ouvrage, de page en page, vous serez atterré de tant d’ignominie envers un peuple. Ces centaines de propos que Kentin Daniel a patiemment collectés vous choqueront, parfois jusqu’au dégoût. Bien sûr, on peut se dire qu’il faut remettre tout cela dans le contexte de l’époque, et que cela appartient au passé. Hors, il n’en est rien. Il existe encore ce genre de racisme de nos jours.
L’auteur Kentin Daniel revient sur 1500 ans de calomnie de la part de notre voisin qui nous aura traité de tout : barbare, malpropre ignorant, alcoolique, sauvage, primitif, incestueux, et on en passe !
L’ouvrage est divisé en six chapitres, couvrant chacun une période historique, avec cependant deux chapitres consacrés uniquement au XIXe siècle. La Bretagne calomniée, une tradition française est certes un recueil des pires calomnies et insultes à la limite du racisme, mais c’est aussi un ouvrage précieux quant à l’Histoire de Bretagne.
Cet ouvrage doit entrer sans tarder dans votre bibliothèque.
Interview
Bonjour Kentin Daniel et merci de recevoir NHU Bretagne aujourd’hui pour une interview exclusive au sujet de votre dernier livre La Bretagne calomniée, une tradition française.
A propos du mot « calomnier », il y a cette phrase attribuée à Francis Bacon qui me vient immédiatement à l’esprit : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose »
Quelle serait votre définition de la calomnie envers la Bretagne ?
On pourrait définir la calomnie envers la nation bretonne comme ayant été en plusieurs phases :
- Dans un premier temps ce fut une volonté délibérée et calculée de rabaisser l’honneur de tout ce peuple en lui accolant des stéréotypes très dépréciateurs. Vous en avez cité certains, auxquels on peut rajouter : inconstants, irascibles, langue inintelligible, etc. Ce calcul fut complété par une réécriture de l’Histoire bretonne en plaçant de puissants jalons psychologiques bornant son horizon : la Bretagne aurait toujours fait parti du Royaume des Francs, les ducs et même les rois bretons étaient vassaux des rois francs, etc…
- Dans une second période, une fois que la Bretagne fut vaincue militairement et unie – contre son gré – à la France, il s’agissait d’enfoncer le clou définitivement en démolissant avec acharnement le reste de fierté nationale qui pouvait exister chez nous. Nous nous vîmes donc apostrophés de : sauvages, primitifs, bestiaux/animaux, etc…
- Enfin, en une tierce étape, après que la Révolution et deux guerres mondiales aient absolument tout anéanti sur leur passage, il fallait alléger les calomnies en les maintenant à un niveau « acceptable ». C’est-à-dire qu’il fallait les faire plus louvoyantes, moins officielles, plus insidieuses et insinuées, moins directes en somme, tout en maintenant les dégâts qu’elles produiraient sur l’esprit national breton : alcooliques joyeux et festifs, un peu consanguins, pas très futés, langue bizarre qu’ils ne parlent plus de toute façon, etc.
Vous avez cité Bacon, mais plus proche de nous – malheureusement – on peut aussi penser au fameux Voltaire qui, en 1736, se serait exclamé dans une lettre à un certain Thiriot : « Mentez mes amis, mentez, je vous le rendrai un jour ».
Pourquoi, selon vous, les Bretons ont-ils été (et sont encore) à ce point calomniés, moqués, voire souvent humiliés ; et par qui surtout ?
Il est indéniable que ce sont les élites françaises qui ont fait 99 % des dégâts sur notre psyché populaire, les autres aristocraties européennes n’ont fait qu’imiter celle des palais d’Île-de-France. Dès l’origine des ressentiments francs envers les Bretons, il y a la question de l’influence dans le monde de l’immédiat après-Empire romain. Les Bretons sont alors une force militaire respectée et sont la seule partie de l’Empire d’Occident à rester debout tant bien que mal, quand les Gallo-Romains, les Hispano-Romains et mêmes les Italiens succombent, eux, aux envahisseurs (parmi lesquels : les Francs !).
Il s’agit alors pour ces quelques dizaines de milliers de Francs – ils n’étaient guère plus – de créer un discours légitimant cette usurpation du pouvoir romain en se déguisant comme les véritables parangons de la civilisation et ainsi inverser le discours et faire passer les Bretons pour les Barbares. Tout cela, sachant que les Bretons étaient alors pleinement intégrés à l’Empire romain depuis plus de 400 ans.
Il fallait donc créer de fausses accusations envers ce peuple pour le rabaisser, autrement dit : il fallait le calomnier.
Il fallait le plus possible exercer une influence néfaste sur ce peuple fier et intraitable, en érodant la conscience que l’Église et les autres peuples avaient de lui. Le fait que la foi chrétienne soit arrivée en Britannia dès la fin du Ier siècle de notre ère, alors que les Francs ne se baptisent en masse que quatre siècles plus tard (496), est également un point de jalousie des Francs envers les Bretons : les Francs vont alors créer tout un discours prétendant être la Fille Aînée de l’Église, ce discours a toujours cours à l’heure actuelle et il est viscéralement ancré dans les mentalités d’outre-Couesnon. Cette prétention à vouloir passer avant tous les autres, alors que l’on est pas arrivé parmi les premiers dans la file, n’est pas sans rappeler le comportement de certains touristes français…
Comment expliquer que ce soient surtout les Bretons brittophones de Bretagne occidentale qui subissent cette calomnie, souvent à coups de clichés et de caricatures ; et pas, ou bien moins, les Bretons non brittophones de Bretagne orientale ?
Faut-il y voir une détestation du breton, langue celtique parfaitement étrangère au français, dont le gallo est très proche ?
Les Bretons sont originellement le peuple celte brittonique qui se voit charger sous l’égide de Rome de repeupler et assurer la défense de l’Armorique (Konan Meriadeg, Emrys Wledig). Ils sont l’ennemi à abattre du point de vue franc et le sont aujourd’hui plus que jamais. Les populations de langue romane de l’est breton sont dans des positions et des histoires diverses. A l’ouest d’une ligne Dol – Sant-Nazer la majorité des ancêtres des gallos d’aujourd’hui sont en réalité des Bretons ayant changé de langue à un moment donné (XIIIe-XIVe siècles pour le Pays de Sant-Maloù ; XVIIe-XVIIIe siècles pour le Pays de Loudieg, etc).
Certes les ducs souverains ont aussi fait venir des populations franques dans l’est du Duché pour le repeupler après l’occupation viking du Xe siècle. Mais, il est indéniable que le cœur historique, poétique, romantique et civilisationnel spécifique de la Bretagne ne se situe pas en l’est du pays. Le monde entier ne connaît absolument pas la Bretagne par le biais de sa culture gallo, mais par le biais des costumes, des danses, des musiques et de la langue bretonne, diamétralement différente du français, ce qui n’est pas le cas du gallo.
Doit-on penser que plus un peuple résiste à un autre, plus ce dernier, frustré de ne pas parvenir à ses fins, utilise la calomnie, le mépris, la caricature, voire l’insulte pouvant aller jusqu’au racisme ?
Il est permis de le penser en effet, bien que je ne sache pas si cela puisse se vérifier dans tous les cas de figures. Il faudrait comparer avec d’autres rancœurs multi-séculaires : Gallois/Corniques/Écossais/Irlandais contre Anglais, Kurdes contre Turques, Mongols/Tibétains contre Chinois, Coréens contre Japonais par exemple.
Mais saurait-on remonter à chaque fois jusque 1500 ans en arrière, comme c’est le cas pour les Bretons (d’Armorique, de Galles et de Cornouailles) ?
On peut éventuellement se permettre une comparaison avec nos compatriotes de Galles.
Calomniés ils le furent, surtout par les Anglo-Saxons, mais peut-être pas avec la même véhémence que nous par les Français. En effet, il semblerait selon l’historien Martin Johnes (1) que le pouvoir anglais souhaitait surtout réduire le Pays de Galles pour avoir la paix à sa frontière et n’était que – semble-t-il – très peu intéressé par la conquête et l’exploitation économique de ce territoire, fort peu peuplé et assez pauvre alors.
La France, elle, a toujours souhaité conquérir la Bretagne notamment et surtout pour sa richesse et sa vitalité économique qui crevait les yeux de l’Europe au XVe siècle. Les Bretons ne se laissant pas faire, et même une fois vaincus, continuant à résister, il fallait écraser l’ardeur de ce peuple osant résister à la superbe des Capet.
Le pouvoir central français s’est-il comporté (et se comporte t-il encore de nos jours) de cette manière avec tous les peuples qu’il a colonisés et annexés, ou la Bretagne « bénéficie » t-elle d’un « régime privilégié » ?
Régime première classe-affaire-surclassé !
Et c’est tout à fait logique, la France a peur de la Bretagne, parce que la Bretagne a déjà fait peur à la France à plusieurs reprises : durant le IXe siècle avec Nominoë et Salaün, durant le XVe siècle en s’émancipant de plus en plus ouvertement de la zone d’influence française, durant les diverses tentatives de révoltes nationales (1675, 1720, Chouannerie), par sa résilience à persister envers et contre toutes les armes mises en place contre elle.
Je crois sincèrement que l’État français n’a peur des autres mouvements nationalistes (corse, basque ou alsacien) que dans la mesure où ils pourraient participer au réveil du peuple breton, ce qui n’enlève absolument rien à la légitimité de leurs luttes. Paris peut se passer de son petit bout d’Euskadi, elle se retirera un ongle, l’ongle repoussera. Elle peut se passer de la Corse, elle se coupera un orteil, il cicatrisera. La France peut aussi lâcher l’Alsace, après certain léger coma elle se réveillera.
Mais la France ne peut absolument pas lâcher la Bretagne, car elle se couperait là un bras et aurait très peu de chances de survivre. Ce serait perdre des chantiers navals et des bases militaires stratégiques, ainsi qu’une grosse part de son personnel d’armée, sans parler de sa marine. La France a construit la Bretagne contemporaine comme son garde-manger, elle ne compte le lâcher. Paris sait très bien que la Bretagne indépendante serait parfaitement viable économiquement et socialement. Et justement, Paris a besoin de la vitalité économique de la Bretagne et des Bretons.
Le collectage d’informations que vous nous présentez dans votre ouvrage est tout à fait impressionnant.
Combien de temps vous a t-il fallu pour rassembler toutes ces phrases assassines ?
Il m’a fallu en tout et pour tout deux ans de travail de recherche et six mois de rédaction pour produire un tel ouvrage.
J’ai dû me déplacer un peu partout en Bretagne et en France dans des bibliothèques et des centres d’archives pour consulter nombre d’ouvrages, mais heureusement qu’Internet existe et qu’un grand nombre d’entre eux sont consultables en ligne.
Ce fut une aventure formidable et j’espère avoir participé à mon humble échelle à damer le pion aux viles stratégies échelonnées contre la Bretagne.
Comment expliquer, comme vous le dites dans le paragraphe intitulé « Les sauvages primitifs » que « durant le XIXe siècle, il se produisit « une escalade impressionnante dans le dénigrement à l’encontre de la population bretonne » ?
Et pourquoi ?
C’est une question assez complexe et qui mériterait de longs développements, mais disons que l’Europe était en pleine mutation économique, sociale et spirituelle. La différence, en France, étant bien sûr l’idéologie révolutionnaire rendant obligatoire aux peuples de l’Hexagone l’abandon de leur culture propre. Les Bretons étant particulièrement résilients et rechignant à tourner le dos à leurs ancêtres, il a fallu les rabaisser plus bas que terre pour qu’ils daignent enfin se soumettre. Le livre de Fañch Babel (2) éclaire bien ce sujet pour le XIXe siècle.
Nous sommes entrés dans le XXIe siècle, à l’ère du (presque) tout numérique.
Pouvons-nous dire que cette brittophobie est enfin derrière nous, ou qu’au contraire, c’est toujours d’actualité, comme le dit Ronan Le Coadic : »Tant que les Bretons affirment leur souveraineté, ou expriment des velléités d’émancipation, ils sont présentés sous les traits les plus noirs ».
Cette phrase de Monsieur Le Coadic énonçait, selon moi, les velléités bretonnes d’émancipation durant l’indépendance relative et perpétuellement menacée par la France (IVe-XVe siècles). J’ajouterais à cette phrase que tant qu’il y a aura un Emsav et des revendications nationales bretonnes pour la langue bretonne, l’Histoire de la Bretagne, la nationalité et la culture bretonne en général, les Bretons continueront à être rabaissés par les élites, notamment et surtout celles de Paris.
Tant que la Bretagne montrera qu’elle ne veut pas de leur modernité et qu’elle défendra ce qu’elle est, on l’accusera toujours d’être l’éternelle barbare qui refuse obstinément le changement.
Nous terminerons par cet extrait …
« Par ce livre, il sera possible aux Bretons d’entrevoir une partie des images ayant été émises à leur encontre par la haute société française, cette fine fleur avec laquelle ils ont été régulièrement en guerre durant mille ans, qui les subordonne depuis plus de 500 ans et tente de les déraciner depuis les 200 dernières années. Leur conscience d’être un peuple à part entière était déjà antérieure à leur venue en Armorique et à leur établissement en la péninsule, il y a un millénaire et demi. Cette conscience a évolué et perduré, notamment par leur opposition avec la France, et ce, jusqu’à aujourd’hui. Ce livre est là pour en témoigner»
La Bretagne calomniée, une tradition française
par Kentin Daniel aux Éditions Yoran embanner, 2023
Préface de Alan Le Cloarec
Annexes
(1) Martin Johnes, Wales : England’s colony ? The conquest, assimilation and re-creation of Wales, Aberteifi, Parthian Editions, 2019,
(2) ]Fañch Babel, La représentation de la Bretagne et des Bretons, essai d’imagologie, Paris, L’Harmattan, 2022.