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La mort mystérieuse du fabuleux Victor Segalen (1878-1919)
Un Cold-Case en Centre Bretagne.
Nous sommes le vendredi 23 mai 1919.
Une femme visiblement très inquiète arpente les chemins escarpés et mouillés du chaos rocheux de Huelgoat / An Uhelgoad en direction du site nommé le Gouffre. Deux jours plus tôt un violent orage s’est abattu sur cette mystérieuse forêt des Monts-d’Arrée. En contrebas, elle entend le grondement sourd de la cascade. Elle n’a que faire aujourd’hui des monumentaux et ovoïdes blocs rocheux recouverts de mousses et de fougères. Elle n’a que faire aujourd’hui des magnifiques frondaisons des chênes, des hêtres, des châtaigniers. Son époux, le Docteur Victor Segalen a disparu depuis près de quarante-huit heures.
Le mercredi 21 mai 1919 aux environs de onze heures le Docteur Victor Segalen a quitté pour une courte randonnée pédestre l’Hôtel d’Angleterre cossu établissement situé au cœur de la désormais très touristique cité de Huelgoat en Finistère. Au moment de partir Victor Segalen a troqué – pour quelle raison ? – ses bottines de chasse contre une simple paire de souliers plats. Il a également revêtu – pour quelle raison ? – sa gabardine d’officier de marine. Il emporte dans un sac un pique-nique composé de quelques sandwiches et un exemplaire des œuvres de William Shakespeare.
Madame Yvonne Segalen a pris un train en provenance de Brest car son époux n’a pas donné signe de vie depuis presque deux jours.
Sans doute s’est-il réfugié, dit-on, dans une auberge des environs car la météorologie ces derniers jours est mauvaise. Elle a cependant un mauvais pressentiment. Depuis plus de six mois, son époux souffre d’une dépression sévère.
Lorsqu’elle parvient au sommet du sentier qui domine le Gouffre, elle découvre son corps sans vie.
Victor Segalen est assis contre un rocher.
Il a les yeux ouverts. Près de lui repose son exemplaire des œuvres de William Shakespeare ouvert à la page de Hamlet. Une photographie de son épouse tient lieu de marque-page. Sa gabardine d’officier de marine pliée avec soins lui fait comme un oreiller. Autour de son pied gauche déchaussé s’est répandue une large mare de sang. Yvonne Segalen s’approche et constate que son mari a une profonde entaille au creux de la cheville ainsi qu’un mouchoir maculé de sang faisant office de garrot juste au-dessus de l’articulation.
Elle écrira quelques temps plus tard :
« Blessé sans doute par un bois taillé en biseau, il a eu la force de venir mourir là où il savait que seule je saurais le retrouver … »
Ce lieu est en effet bien connu de son épouse qui est venue le rejoindre à deux reprises : du 10 au 11 mai et du 17 au 18 mai. L’hypothèse de l’accident tragique est d’emblée retenue par tous ou presque et soutenue haut et fort par Madame Yvonne Segalen. Certains amis et certains collègues médecins de Victor Segalen évoquent cependant à mots couverts l’hypothèse du suicide … Son épouse a refusé l’autopsie. Des éléments troublants entourent pourtant cette mort brutale. L’écrivain breton souffrait depuis toujours de sévères troubles de l’humeur.
Depuis fin 1918 Victor Segalen ne parvient plus à écrire.
Il ne parvient plus à contrôler sa consommation d’opium. Il vient de perdre la chefferie de l’Hôpital Maritime de Brest. Sur le plan sentimental enfin les tensions ne cessent de croître au sein du couple. L’auteur, l’ethnographe, l’archéologue ne parvient pas à faire un choix entre sa compagne Yvonne et sa très chère amie Hélène Hilpert …
Victor Segalen écrivait :
« Il existe en chacun de nous une irréductible et forclose tanière que nous ne pouvons entrouvrir à autrui. Le moi essentiel reste tapi dans le fond de son antre … »
Au-delà de ces conjectures, il existe également des faits matériels troublants.
Victor Segalen a revêtu pour cette marche son uniforme d’officier de marine, ce qu’il ne faisait jamais. On ne retrouve à proximité, ni bois taillé en biseau, ni traces de sang. Il a plu certes la veille, et la pluie a pu effacer des traces mais le petit livre ouvert à ses côtés est sec. Un petit couteau de poche est retrouvé proche du cadavre. La blessure apparait d’une précision chirurgicale. Victor Segalen, s’il s’était blessé, aurait pu à priori rejoindre la route sans grande difficulté. Il choisit à contrario de se réfugier dans les bois. On retrouve quelques temps plus tard deux lettres écrites le 20 mai, non postées, l’une à son épouse et l’autre à sa maitresse.
Le Professeur Dominique Mabin, Neurologue et Chef de Service au CHU de Brest propose en 1998 aux Cahiers de L’Herne un article intitulé La mort de Victor Segalen, un point de vue médical. Ce passionnant article constitue une sorte d’autopsie psychiatrique. S’il demeure impossible de conclure de manière définitive sur les circonstances du décès de Victor Segalen, c’est bien cette hypothèse du suicide qui reste la plus probable. Le Docteur A. Hesnard, Médecin-Psychiatre dans un colloque en 1958 avançait que l’auteur breton souffrait de maniaco-dépression. On dit maintenant maladie bipolaire. Cette façon même de mettre en scène sa mort, cette quête du divin, cette fascination pour les religions orientales, cet intérêt pour la psychiatrie et pour la psychanalyse et surtout ces nombreux épisodes mélancoliformes, suivis de périodes d’exaltation, plaident bien en faveur d’une maladie bipolaire.