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Le Chagrin et la Pitié : contre la falsification historique
Le mercredi 10 Avril à 23:25, la chaîne Arte diffuse le documentaire Le Chagrin et la Pitié – La France de Vichy dynamitée.
Plus de cinquante ans après sa sortie en 1969, le réalisateur Joseph Beauregard retrace l’épopée d’un film documentaire hors du commun sur la Seconde Guerre mondiale en France.
Beauregard fait œuvre salutaire : en soulignant l’exigence de justice du Chagrin et la Pitié, il rappelle les tentations de falsification historique de tout pouvoir politique. Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls fut interdit de télévision en France – et donc en Bretagne – par l’ORTF pendant douze ans.
Regard sur le quotidien : entre collaboration et résistance.
Avec Le Chagrin et la Pitié, c’est la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’un regard sans concession est ainsi porté sur l’Occupation de la France – dont les cinq départements bretons – par l’Allemagne entre 1940 et 1944. Ophüls est notamment parti enquêter en Auvergne, à Clermont-Ferrand, après avoir pensé à Limoges, Toulouse et Lyon.
Il explique : « On s’était dit : il faut une ville de province. Et il nous a semblé plus intéressant d’avoir à la fois le Pétainisme et l’Occupation, d’où Clermont-Ferrand, proximité de Vichy, la Milice, la Résistance, la proximité de Lyon, enfin tout ça a joué ».
Exit donc Rennes / Roazhon, occupée toute la guerre et loin de Vichy.
Ophüls dresse le portrait d’une ville de province.
Il y rencontre notables, commerçants, paysans et enseignants, et croise leurs témoignages avec la parole de nombreuses personnalités. Éclairant un versant jusqu’ici occulté de la mémoire collective française, Le chagrin et la Pitié brise le mythe gaullien d’une France unie dans la résistance contre l’ennemi national-socialiste.
Première en … Allemagne, en 1969.
Cette production germano-suisse de deux fois deux heures, en noir et blanc, est intitulée en allemand Das Haus nebenan (« La maison voisine »). Elle connaît sa première sur la chaîne publique allemande ARD le 18 Septembre 1969. Les critiques de la presse écrite du pays sont alors dithyrambiques :
« Rarement une équipe de télévision a mieux cerné les faits » (Süddeutsche Zeitung, Munich) ;
« Qu’on est donc loin de la poussière des livres d’histoire ! » (Bild, Hambourg) ;
« De l’histoire vivante d’une honnêteté saisissante » (Die Welt, Hambourg) ;
« Trente ans déjà et la réalité parait invraisemblable. Il est bon de montrer ces images oubliées » (Der Tagesspiegel, Berlin) ; « Cette enquête est en tout point admirable » (Hannoversche Allgemeine, Hanovre).
Ignoré en France à partir de 1970
Le Chagrin et la Pitié sera-t-il projeté par l’ORTF, interroge le rédacteur en chef adjoint du Monde (21 Avril 1970) Pierre Viansson-Ponté. Il sera de facto censuré à la télévision française : l’ORTF – office public de l’Etat – estime en effet que « le film détruit les mythes dont les Français ont encore besoin » [sic].
Il préfère donc ignorer le film, appliquant la politique de l’autruche.
Sa direction générale ne visionne même pas Le Chagrin et la Pitié : le film n’existe pas à ses yeux, explique le journaliste Jean de Baroncelli (Le Monde, 15 Avril 1971). Le 10 Septembre 1971, c’est BBC2 qui le diffuse sur les écrans britanniques. Les télévisions de Suisse, des Pays-Bas et des États-Unis le mettent aussi au programme la même année.
Sortie au cinéma en France en 1971
Le Chagrin et la Pitié ne sort finalement en France que le 5 Avril 1971, mais au cinéma, à Paris, au studio Saint-Séverin, petite salle du quartier Latin. Il va provoquer un séisme dans l’opinion française. Il sera suivi par La France de Vichy, livre de l’historien américain Robert Paxton, traduit en français en 1973 : deux ondes de choc de nature différente, qui redistribuent les cartes sur 1940-1944.
Jean de Baroncelli écrit : « Ce prodigieux document nous concerne tous, concerne tous les Français, qu’ils aient ou non vécu l’occupation allemande et, parmi ceux qui la vécurent, quelle qu’ait été alors leur attitude et quelles que soient aujourd’hui leurs opinions sur ce qui s’est passé en France pendant les années noires » (Le Monde, 15 Avril 1971).
Au cinéma, 600.000 personnes au total verront le film, lequel restera à l’affiche durant 87 semaines.
Un documentaliste âgé de trente-quatre ans témoigne pour Le Monde : « On devrait projeter ce film dans toutes les écoles. C’est un document sociologique extraordinaire, sur la « trouille » collective. Mes parents parlaient de cette période. Tout cela était un peu idéalisé. Je comprends maintenant l’importance politique que cette période peut avoir aujourd’hui. »
Idem pour un expert comptable de soixante-cinq ans : « Je suis scandalisé par le refus de l’ORTF, une lâcheté aussi honteuse que celle commise par beaucoup de Français pendant la guerre. Mais cela prouve que le film est d’actualité. » (29 Avril 1971).
… Et en Bretagne (1971-1972)
Le 12 Juillet 1970, Le Chagrin et la Pitié reçoit du jury du Festival international du film d’expression française de Dinard son grand prix du long métrage. Il faut attendre le 30 Septembre 1971 pour qu’il soit programmé au cinéma Bretagne à Rennes / Roazhon, jusqu’au 12 Octobre.
A Nantes / Naoned, c’est le cinéma Club qui le joue du 5 au 18 Avril 1972.
Dans le film, il n’y a nulle trace de la Bretagne, au destin commun.
A la libération, le Général de Gaulle avait déclaré à Vannes / Gwened : « Si les autonomistes ont trahi, ils seront punis pour trahison. S’ils ont été autonomistes, sans avoir trahi, c’est une autre histoire… » (La Liberté du Morbihan, 24 Juillet 1945).
Pourtant pas. « Le scandale de l’épuration a surpassé en Bretagne ce qui s’est produit au même moment dans l’ensemble de la France : ce fut un déchaînement de haine et de sottise contre tout ce qui était breton » écrit le résistant Joseph Martray (Le Peuple Breton, Mars 1948).
Deux poids, deux mesures dans l’après guerre : langue, drapeau et hymne français ne sont pas mis à l’index, étant pourtant communs à l’État collaborateur de Vichy et la République française. Le haut fonctionnaire de la police de Vichy Maurice de Rodellec du Porzic – responsable de la rafle des Juifs de Marseille en janvier 1943 – verra son affaire classée. Son supérieur René Bousquet sera acquitté par la Haute Cour de justice de la République française.
Diffusion à la télévision française en 1981.
Durant la campagne électorale présidentielle de 1981, Jack Lang promit de passer Le Chagrin et la Pitié sur une chaîne de télévision publique. Après l’avènement du pouvoir socialiste, vingt millions de téléspectateurs – Français et Bretons – se rivèrent à leur poste pour le découvrir enfin : les deux parties sont diffusées sur France 3, les Mercredi 28 et Jeudi 29 Octobre 1981 à 20:30.
36% de la population française de l’époque aura donc vu le film durant ces deux soirées.
Le quotidien nantais Presse Océan écrit le 29 Octobre 1981 : « Il est vrai que depuis douze ans Le chagrin et la Pitié était devenu l’arlésienne de la télévision. On en parlait beaucoup, on ne le voyait jamais… tout du moins en France, car les téléspectateurs anglais [britanniques], allemands ou américains ont déjà pu le voir, eux, depuis longtemps ».
Un film contre la version gaulliste de l’Histoire
En 2023, le documentaire de Joseph Beauregard restitue au plus près l’impact du Chagrin et la Pitié sur un pays, la France, qui n’avait en vingt-cinq ans jamais été confronté à son propre comportement pendant la guerre. Il raconte comment, déjouant les tabous et la mauvaise conscience, Marcel Ophüls a mis au jour la fracture entre la génération post 1968 et le pouvoir.
L’intérêt de ce dernier était de laisser dans l’ombre « l’invraisemblable vérité » (Vichy n’a jamais aidé les juifs, par exemple) pour ne pas ternir l’image d’une nation en reconstruction. « C’était un film de combat, une machine de guerre contre le gaullisme et sa vision de l’histoire », confirme l’historienne Sylvie Lindeperg.
Le documentaire de Joseph Beauregard s’appuie aussi sur les expertises d’autres historiens (dont Vincent Lowy, Henry Rousso ou Pascal Ory), du critique de cinéma Samuel Blumenfeld et de journalistes (Anne Sinclair, Antoine Spire).
Pour visionner Le Chagrin et la Pitié
arte.tv/fr/videos/112220-000-A/le-chagrin-et-la-pitie-la-france-de-vichy-dynamitee/
archive.org/embed/the-sorrow-and-the-pity-2_202106