L'Histoire de Bretagne

Réflexions sur l’Histoire de Bretagne, par Marcel Texier

de Marcel TEXIER
Publié le Dernière mise à jour le

Sommaire

Réflexions sur l’Histoire de Bretagne

Réfléchir sur l’Histoire de la Bretagne suppose qu’on ait un minimum de connaissances dans ce domaine. Ce qui n’est, hélas, pas le cas pour la très grande majorité de nos compatriotes. Mais, c’est un exercice aussi important, pour quiconque veut agir pour ce pays, que faire le point en mer l’est pour un marin. En effet, sachant d’où nous venons et où nous nous trouvons par rapport au chemin parcouru, nous serons mieux à même de prendre le bon cap pour atteindre le but que nous nous sommes fixé.

J’entends déjà l’objection …

« Ce n’est pas en regardant vers le passé que nous attirerons des électeurs. Il faut parler aux gens de ce qui les préoccupe, l’emploi, le pouvoir d’achat, l’avenir des jeunes, la sécurité, les transports, les problèmes agricoles, la pêche, l’environnement, la santé, la justice sociale, etc… ».
Bien sûr, ces préoccupations sont extrêmement sérieuses et il n’est pas question de les négliger. Mais, justement, ce n’est qu’en les plaçant dans une perspective historique saine, vraie, authentique, que nous aurons le plus de chances d’affronter les problèmes qu’elles représentent d’une manière, à moyen terme et à longue échéance, efficace.

Il ne s’agit pas pour nous de ressasser de vieux griefs.

Ou de gémir sur les malheurs qu’on nous a fait subir, de nous lamenter sur les libertés perdues. Tout cela fait effectivement partie de notre passé. Mais, s’il faut en être conscient et en tirer éventuellement les leçons, il est inutile de s’y complaire, d’entretenir les rancœurs et de faire de la délectation morose. C’est un aspect de notre Histoire qu’il faut prendre en compte, naturellement. Il faut l’analyser froidement, essayer de découvrir ce qui a mené à ces misères, et écouter ce qu’elles ont à nous dire qui puisse nous aider à modeler notre avenir.
Nous y reviendrons.
Faute de temps, nous allons parcourir l’Histoire de la Bretagne au grand galop, nous arrêter à quelques moments-clefs, particulièrement révélateurs, et en dégager les grandes lignes.

Mais l’Histoire de la Bretagne est inséparable de celle de l’Europe, voire du monde.

Nous verrons que des parallèles existent entre l’Histoire de la Bretagne et celle de certains pays européens de dimensions comparables. Pourquoi certains pays ont-ils « réussi à sauvegarder leur indépendance »? Pourquoi d’autres, comme la Bretagne, ont échoué ? Nous verrons enfin pourquoi nous pouvons affirmer avec confiance, avec certitude, mieux, avec détermination, que « La Bretagne n’a pas dit son dernier mot. »

L'Histoire de Bretagne

La Bretagne n’a pas dit son dernier mot, de Marcel Texier 2004 , chez Yoran Embanner, l’Éditeur des Peuples Oubliés

Nous n’allons pas nous attarder sur le passé très lointain de la Bretagne, sur les siècles qui ont précédé la constitution de la Bretagne en tant que nation. Rappelons seulement l’arrivée des Bretons d’outre-Manche, en rangs de plus en plus serrés après le sixième siècle. Ce qui nous alerte déjà sur un fait fondamental, à savoir que se dessinent dès cette époque les linéaments d’une Histoire différente dans ses origines de l’Histoire d’un pays voisin qui deviendra la France.

Ce que les Français auront toujours du mal à comprendre, c’est que la Bretagne n’a jamais été une province comme les autres.

C’est-à-dire, née du démembrement du royaume de France, un territoire dont le suzerain aurait été de tout temps le roi de France. C’est une différence, répétons-le, fondamentale : le duc de Bourgogne avait au-dessus de lui un suzerain, le roi de France. Au-dessus du duc de Bretagne, il n’y avait personne !
La Bretagne a grandi et s’est développée à côté de la France, parallèlement et souvent en opposition à celle-ci.

Passons rapidement sur l’Histoire des principautés bretonnes, Cornouaille, Domnonée et Bro-Erec qui ont précédé l’unification, sous une seule autorité, du territoire correspondant aux cinq départements bretons actuels. Non pas que cette période ne fut pas importante pour la future Bretagne : les Francs, divisés entre eux, puis occupés à repousser l’invasion arabe (n’oublions pas la victoire de Charles Martel à Poitiers en 732), n’étaient pas, à ce moment-là, très dangereux. Les Bretons eurent donc le temps d’affermir leur emprise sur le territoire, d’acquérir les caractéristiques distinctes qui seront le fond de l’identité nationale. Les choses vont changer à partir du moment où Pépin le Bref deviendra roi des Francs, en 752.

Bretons contre Francs au temps de Charlemagne.

A partir de cette date, les affrontements entre les Bretons et leurs voisins ne cesseront plus : ils durent encore.

On peut dire, en gros, que depuis 1250 ans, ces encombrants voisins n’ont jamais renoncé à mettre la main sur ce pays et de considérer, à tort, que c’était leur possession légitime. Et depuis 1250 ans, il y a des Bretons qui, à juste raison, ne sont pas du tout, mais pas du tout d’accord. Il me semble que j’en vois quelques-uns en face de moi…

Ces affrontements ont laissé des traces profondes dans la mémoire populaire.

Ainsi, Morvan ayant entamé une lutte ouverte contre Louis Le Débonnaire, ce dernier lui envoya un moine franc nommé Witcar pour essayer de l’amener à se soumettre et le sommer d’obéir à l’empereur. D’après le chroniqueur franc Ermold Le Noir (Ermoldus Nigellus, moine bénédictin originaire d’Aquitaine mais exilé à Strasbourg), il lui aurait adressé ces paroles : « Tu n’as pas le droit de faire la guerre aux Francs, car le sol que tu habites est à eux. »
Réponse de Morvan : « Va promptement trouver ton maître, et répète-lui mes paroles : je n’habite point sa terre. Qu’il règne sur les Francs et Morvan sur les Bretons. Si les Francs nous font la guerre, nous la leur rendrons. Nous avons des bras, nous saurons nous en servir, s’ils ont des boucliers blancs, nous en avons des noirs. » (818)

On trouve un écho de cet incident dans un poème du Barzaz Breizh.

Il s’agit des fragments épiques intitulés « Lez-Breiz », ce recueil de ballades publié une première fois en 1841 et traduit dans de nombreuses langues. Mais que nos adversaires ont essayé de faire passer pour un faux, inventé par Hersart de la Villemarqué. Jusqu’à ce que Donatien Laurent, il y a quelques années, ait découvert les carnets authentiques de celui qui les avait collectés. Il est évident que le fort sentiment patriotique breton qui parcourt ce recueil ne plaisait pas à tout monde.

Donc, avec cette première entrevue entre le chef breton et l’envoyé des Francs, le ton est donné. Nous voyons là fixé le type de rapports qui existe toujours entre les Bretons et leurs voisins. Ces derniers, encore une fois, voient la Bretagne comme leur propriété et nous considérons, à juste titre, que nous avons, nous, le droit absolu d’être les maîtres chez nous. Ce malentendu persiste jusqu’à nos jours.

La victoire de Nominoë sur Charles Le Chauve à Ballon …

Détail amusant : le déroulement de cette bataille de Ballon nous est assez bien connu grâce à un chroniqueur qui, ni Breton ni Franc, semble impartial. Il s’agit de Reginon, abbé du monastère de Prüm dans le diocèse de Trêves, abbaye qui, au IXième siècle avait des possessions importantes en Bretagne, sur la commune actuelle de Bains-sur-Oust, en 845 (toujours dans le « Barzaz Breizh », la ballade intitulée « Drouk-kinnig Neumenoiou » célèbre cette victoire) procura à la Bretagne un sursis de presque sept siècles.
Par une habile politique de bascule entre la France et l’Angleterre, la Bretagne réussit, en effet, vaille que vaille, avec des hauts et des bas, à conserver son indépendance jusque vers la fin du XVième siècle. Là encore, nous trouvons dans la littérature, cette fois dans la littérature anglaise, un écho de « cette politique de bascule ». Dans une des pièces historiques de Shakespeare « King John » (Acte III, scène I), Constance, Duchesse de Bretagne, s’écrie :

«…France friend with England, what becomes of me ? »
(“La France amie de l’Angleterre, que vais-je devenir ?”

Cette citation résume parfaitement la situation de la Bretagne pendant tout le Moyen-Âge.

Les appétits de ses deux voisins, France et Angleterre, se neutralisaient. Le danger surgissait dès lors que leur hostilité réciproque laissait place à une entente dont elle risquait de faire les frais.

Et pourtant, vers le milieu du XVième siècle, à une époque où la Bretagne s’est sentie suffisamment forte pour s’écarter de cette politique, le duc régnant, Jean V, a pris une initiative diplomatique dont le but avoué était de réconcilier les deux adversaires alors enlisés dans la Guerre de Cent Ans. L’événement mérite d’être conté, car il illustre particulièrement le statut international de la Bretagne quelques décennies avant la perte de son indépendance.

Écoutez plutôt…

Le 23 juin 1438 s’ouvre à Nantes/Naoned, convoquée par Jean V, ce que nous appellerions de nos jours une « conférence de la paix ». Les ambassadeurs d’Henry VI, roi d’Angleterre et de Charles VII, roi de France se rencontrent en vue de tenter de mettre fin au conflit qui oppose les deux pays, le duc de Bretagne se trouvant dans une position d’arbitre. On ne peut s’empêcher de songer à la rencontre du Premier Ministre israélien Menahem Begin et du Président égyptien Anwar al-Sadat, réunis par le Président des États-Unis Jimmy Carter, en mars 1978, à Camp David. Bien sûr, la Bretagne de 1438 n’avait pas la puissance des États-Unis en 1978, mais tout de même… Quand on compare le statut international de la Bretagne d’alors et celui qu’elle a maintenant, on se dit qu’elle est montée bien haut, mais qu’elle est tombée bien bas.

Fermons cette parenthèse.

Le cas de la Bretagne, pays de dimensions modestes menacé par un puissant voisin, n’est pas unique. Je vous ai parlé de parallèles entre l’Histoire de la Bretagne et celle de certains autres pays européens. A l’autre bout de l’empire de Charlemagne qui, nous pouvons le dire avec une certaine fierté, n’a jamais réussi à venir à bout durablement des Bretons, malgré les expéditions de 786, 789 et de 811 qui firent certes de grands ravages, nous voyons que le Danemark, pour les mêmes raisons, suite au même malentendu, a dû affronter les mêmes adversaires.
De nos jours encore, au sud du Danemark, à la frontière entre le Danemark et l’Allemagne, on peut voir une levée de terre de trente kilomètres de long qui va de la mer du Nord à la Baltique, séparant le territoire danois de ce qui était autrefois l’empire de Charlemagne. Les Danois l’appellent le Dannevirke et considèrent cette barrière comme un « trésor national ».Ce Dannevirke joue un rôle quasi-mythique dans l’Histoire du Danemark. Sa valeur symbolique est exceptionnelle pour le peuple danois. Ceci est si vrai et ressenti si profondément que Grundtvig, le « réveilleur du peuple danois » au XIXième siècle, intitula une revue qu’il édita et rédigea seul de 1816 à 1819 et dont le but était de faire redécouvrir à ses compatriotes leur « danité », de la leur faire revivre dans le présent, « Dannevirke ».

charlemagne, quatrième épisode de la série Nominoê

Carte d’Europe à l’époque de Charlemagne

Personne, mieux que Grundtvig, n’a exprimé le malentendu qui, pareil au malentendu opposant les Français aux Bretons, oppose les Allemands aux Danois.

Ce Nicolaj Frederik Severin Grundtvig, qui a vécu de 1788 à 1872, est vraiment un personnage hors-normes, extraordinaire dans l’Histoire du Danemark moderne. Il était d’abord pasteur, mais aussi poète, polémiste, éducateur, linguiste, homme politique et son influence, qui a été immense de son vivant, se fait sentir encore.

Laissons-lui un instant la parole :

« Mon différend avec les Allemands », disait-il dans une conférence le 26 octobre 1838, « tient en réalité au fait qu’ils s’obstinent à vouloir faire de moi un Allemand, faute de quoi ils me considèrent comme un imbécile. Et moi, je leur rends la monnaie de leur pièce : je ne veux être ni l’un ni l’autre… »

« Le vieux contentieux du Danemark avec l’Allemagne est aussi purement une question de liberté et d’indépendance que les Allemands ne veulent tout simplement pas admettre, étant donné qu’ils se sont mis dans la tête une fois pour toutes que le Danemark appartient à l’empire allemand… »

« De la même façon que l’Empereur Frédéric Barberousse, au XIIième siècle entreprit de contraindre notre Valdemar Le Grand à le reconnaître comme son suzerain, les littérateurs allemands du XVIIIième et du 19ième siècles tentent de nous imposer l’idée que, du point de vue de la vie de l’esprit, le Danemark est une province du Saint Empire Romain Germanique… »

Dans la même conférence, Grundtvig prend soin de préciser.

« Il n’est absolument pas question pour moi de détester les Allemands en tant que peuple. Il y a simplement incompatibilité entre ma façon de penser et celle qui, manifestement, vient tout naturellement aux Allemands… »

Est-il besoin de dire que, en remplaçant « Allemands » par « Français » dans cette phrase, nous pouvons dire exactement la même chose ?

Il faut dire que Grundtvig voyait avec la plus vive inquiétude l’influence envahissante de la culture allemande au Danemark, au XIXième siècle. Et redoutait l’avènement d’une Allemagne unifiée dont les visées expansionnistes devenaient tout à fait menaçantes pour ce petit pays.

Vous me pardonnerez, j’espère, de faire encore une longue citation …

Mais elle me paraît utile pour apporter un éclairage qui nous permet à la fois de mieux comprendre l’histoire du Danemark et celle de la Bretagne. N’oublions pas que, chez Grundtvig, le souvenir des guerres napoléoniennes était encore frais et qu’il sentait venir un autre danger encore pire.

Laissons-lui une dernière fois la parole :

« …je ne voudrais pas voir le jour où tout ce qu’on prétend être l’Allemagne, de la Baltique à la Méditerranée et de la Vistule à l’autre côté du Rhin, deviendrait une république ou un empire, et pas seulement de nom, car la tyrannie que la France de Napoléon a fait régner en Europe ne serait qu’une bagatelle à côté d’une semblable tyrannie exercée par l’Allemagne derrière son dieu de la guerre, ce qui se produira immanquablement. Car, à cet égard, les différents pays s’apercevront que la gravité et le sérieux allemands sont dix fois plus durs à supporter que la frivolité et la superficialité des Français. Et nous, pauvres Danois, qui avons eu tant de mal à défendre notre petite part d’individualité en face d’une Allemagne morcelée, aurions toutes les chances d’être avalés tout crus. »

Ajoutons encore ceci qui, à un siècle et demi de distance, paraît prophétique …

« Il est évident que cette unité politique, rassemblant toutes ses forces pour en faire une monstrueuse machine de guerre allemande, aura un effet aussi destructeur sur tout ce qu’il y a de bon en Allemagne qu’elle en aura à l’extérieur de ce pays… »

Nous qui connaissons la suite de l’Histoire, nous savons que le Danemark l’a échappé belle.
Menacé dans son existence, comme la Bretagne, dès son commencement et tout au long de son histoire, il a eu la chance, comme me l’a dit un jour un diplomate danois, d’être fort au bon moment. Ainsi, au moyen-âge, à l’époque où la Ligue Hanséatique, regroupant les grandes villes commerçantes d’Allemagne du Nord, constituait une formidable puissance militaire, le Danemark, lui, comprenait non seulement le Danemark actuel, mais aussi la Norvège et la Suède, et pendant un temps, l’Angleterre.

Heureux en Bretagne ?

Après les guerres napoléoniennes, le Danemark, puni pour avoir choisi le mauvais camp, celui de la France, perdit la Norvège. Il avait déjà perdu la Suède au XVIième siècle. Il se trouvait donc dans une situation très dangereuse face à l’étoile montante du moment : la Prusse. La confrontation eut lieu en 1864, lorsque la Confédération Germanique déclara la guerre au Danemark qui eut à affronter à la fois la Prusse de Bismarck et l’Autriche. Il ne faisait pas le poids…Mais, heureusement pour lui, l’environnement international ne permettait plus qu’il soit englouti, comme l’a été la Bretagne à la fin du XVième siècle. Il perdit quand même les deux-cinquièmes de son territoire.

Le Danemark fait donc partie des pays qui ont « réussi ».

Tandis que la pauvre Bretagne, elle, a joué de malchance, comme le montre un autre moment-clef de notre histoire, la défaite de Saint-Aubin-du-Cormier/Sant-Albin-an-Hiliber le 28 juillet 1488 et ce qui s’en est suivi.

Mais, ce qui peut nous donner de l’espoir, c’est que, entre le Danemark et leur voisin, le malentendu évoqué plus haut a fini par être réglé, selon toutes apparences, définitivement et à la satisfaction des deux parties. En effet, en 1955, Allemands et Danois, après ces siècles d’inimitiés, se sont mis d’accord, dans ce qu’on appelle la Déclaration de Bonn et de Copenhague, pour que les Danophones du Schleswig-Holstein puissent jouir de toutes les possibilités souhaitables pour conserver leur langue et leur culture, avoir des contacts directs avec le gouvernement danois, avec la réciprocité pour les Germanophones habitant le territoire danois. Le résultat, c’est que cette zone, autrefois lieu d’affrontements sans fins, est devenue un trait d’union entre les deux pays dont les rapports sont devenus infiniment plus paisibles et harmonieux.

Ne peut-on pas espérer qu’il en soit un jour de même entre la Bretagne et la France ?

Mais revenons à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier et à ses conséquences.

La rencontre entre les armées françaises et bretonnes sur la lande de Saint-Aubin arrivait au plus mauvais moment. La France était alors la plus forte puissance sur le continent européen, disposait de l’armée la plus nombreuse et la mieux équipée. Alors que la Bretagne se trouvait seule et sans alliés capables de lui venir en aide. L’empereur Maximilien d’Autriche (plus tard, marié par procuration à Anne de Bretagne) était aux prises avec des difficultés intérieures et l’Angleterre sortait exsangue de la Guerre des deux Roses. Mais, cette défaite aurait pu ne pas être irrémédiable si le Pape de l’époque, Alexandre VI Borgia n’avait pas eu besoin, lui, de l’alliance avec la France.

Je vous disais plus haut que l’Histoire de la Bretagne était inséparable de l’Histoire de l’Europe. Nous y voilà !

Résumons …
La Bretagne vaincue, Anne de Bretagne est contrainte par traité d’épouser Charles VIII, roi de France. Celui-ci meurt en 1498, mais, en vertu du même traité (le Traité du Verger), Anne est dans l’obligation d’épouser son successeur le duc d’Orléans qui devient Louis XII.
Problème : il est déjà marié à Jeanne de France.
Solution : il demande l’annulation du mariage à Alexandre VI Borgia trop heureux de rendre service à un personnage qui peut lui être fort utile, en particulier contre les Florentins. Machiavel, sorte de premier ministre de Florence, connu comme l’auteur du « Prince », évoque dans une œuvre moins connue, « les Décennales », ce marchandage.

Je cite :

« C’est alors qu’un évènement de non moindre importance, la mort de Charles, fit don de la couronne au duc d’Orléans.
Et le pape, incapable à lui seul de faire rien de grand, accorda sa faveur au nouveau Roi,
Prononça son divorce et lui donna la Bretagne, le Roi lui promettant la souveraineté de la Romagne. »

Ainsi, la Romagne, promise au pape (et quel pape !), servit-elle de monnaie d’échange pour la Bretagne.

Ainsi s’ajoutant à la précieuse bulle pontificale déclarant le précédent mariage de Louis XII nul. Il faut avouer que ce n’est pas banal. Mais, nous ne sommes pas au bout de nos surprises !

Pour remettre le parchemin en mains propres au nouveau souverain, Alexandre VI (qu’on peut se dispenser d’appeler « le Saint Père !) envoya son fils César. Il faut dire qu’il avait le choix : il collectionnait les maîtresses et avait une quantité de bâtards. Mais, César était particulièrement « gratiné », si l’on peut dire.

En tout cas, son voyage en France pour rencontrer le roi, a été abondamment décrit par les contemporains et fait le bonheur des historiens. Permettez-moi de lire un court passage de ce qu’en dit Yvan Cloulas, un historien français qui vit toujours, je crois, et qui est très estimé.

Juste pour vous donner une idée de l’ambiance…

« Le voyage de César en France défraye l’actualité autant que le procès pour l’annulation du mariage du roi. Le 1er octobre, trente jeunes nobles romains, parmi lesquels figure Giangiordano Orsini, forment l’escorte qui entoure à son départ de Rome celui que l’on appelle désormais le duc de Valentinois. Le héros de la fête, dans la mâle beauté de ses vingt-trois ans, a une allure royale. L’ambassadeur de Mantoue, Cattaneo, décrit sa somptueuse tenue : pourpoint de damas blanc brodé d’or, manteau de velours noir « à la française », béret de velours noir orné d’un panache blanc et garni de somptueux rubis. Le noir et le blanc mettent en valeur la pâleur élégante de son visage encadré par une fine barbe et une chevelure aux reflets cuivrés. Son cheval qui vient, comme ceux de ses compagnons, de la fameuse écurie des Gonzague à Mantoue, est caparaçonné de soie rouge et de brocart doré. Son mors, ses anneaux, ses étriers et même ses fers, dit-on, sont en argent massif. Cent serviteurs, pages, écuyers, estafiers et joueurs de viole venus de Ferrare suivent César… »

On voit que ce fils de pape, digne de son père en tous points, savait tenir son rang et que, pour offrir la Bretagne à la France, il n’avait pas négligé l’emballage !

Mais nous voyons aussi à quoi a tenu le destin de la Bretagne !
On peut supposer que si le pape de l’époque s’était appelé Joseph Ratzinger, personnalité, semble-t-il, tout à fait différente, l’Histoire de la Bretagne aurait pris une autre tournure ! On peut s’étonner aussi que la décision fort profane d’un pape qu’un magazine catholique appelait, il y a quelques années « le pape du diable », décision dont les conséquences durent encore, n’ait jamais apparemment troublé les consciences chrétiennes…

Ouvrons ici encore une parenthèse…

Vers la même époque (1501), inquiet de l’expansionnisme tous azimuts du roi de France, le prêtre et humaniste alsacien, Jakob Wimpfeling, natif de Brumath, près de Sélestat, publiait pour contrer cet expansionnisme un ouvrage intitulé « Germania » qui entendait démontrer que l’Alsace alors terre d’Empire avait, depuis l’empereur Auguste, toujours été habitée par des Germains. Il faut reconnaître que ses arguments « historiques » ne sont pas plus solides que ceux de son compatriote et adversaire Thomas Murner, lui natif d’Obernai, qui en 1502, répliquait par une « Germania nova » tendant à prouver que l’Alsace et Strasbourg avaient fait partie de la France. Cette controverse nous montre que l’Alsace aussi était déjà dans le collimateur

Nous arrivons à 1532 …

Date de ce qu’on a appelé, « l’Édit d’Union perpétuelle de la Bretagne à la France« .
Ce fut une vaste mascarade. Les Bretons n’ayant plus d’armée, menacés d’une guerre, alors que le souvenir des guerres précédentes, très destructrices, était encore très vif, essayèrent de sauver ce qui pouvait encore être sauvé, en proposant, la mort dans l’âme, une supplique qui, espéraient-ils, leur garantirait une certaine autonomie. Naturellement, François Ier avait su convaincre les consciences les plus délicates au moyen d’espèces « sonnantes et trébuchantes ». Il convient de faire remarquer ici, en passant, que les plus farouches adversaires de « l’Édit d’Union » étaient conduits par Julien Bozech, le procureur-syndic (sorte de maire) de Nantes qui se rendait bien compte de ce que la Bretagne, pays maritime, perdrait en étant rattachée à un pays essentiellement continental comme la France.

L’histoire contemporaine nous offre un cas analogue d’annexion déguisée en rattachement.

De la même façon que François Ier avait su manœuvrer pour que les Bretons se trouvent contraints de demander eux-mêmes le rattachement à la France, Adolf Hitler en 1938, après avoir fait éliminer tous ceux qui étaient susceptibles de s’opposer à sa mainmise sur l’Autriche, fit arrêter le Chancelier Schuschnigg, le fit remplacer par Seiss-Inquart qui lui était tout dévoué et amena les Autrichiens à demander eux-mêmes l’incorporation de l’Autriche dans le Grand Reich.

Même si François Ier n’égalait pas en noirceur le maître du Troisième Reich, il faut reconnaître que les scrupules ne l’étouffaient pas et que le subterfuge utilisé, dans les deux cas, est le même.

Avec ses défauts cependant, l’Édit de 1532 permit, pendant deux siècles et demi, de limiter les dégâts.

Et les dégâts furent tout de même fort importants. D’où les révoltes répétées, dont la plus célèbre fut celle des Bonnets Rouges en 1675, réprimée avec une férocité qui provoqua l’indignation horrifiée de la Marquise de Sévigné pourtant pas toujours très tendre pour les Bretons. Les troupes envoyées pour mater les Bretons venaient de dévaster le Palatinat. Elles s’étaient, en quelque sorte, « fait la main ». On se souvient aussi de la Révolte de Pontcallec en 1715, dont les chefs furent décapités à Nantes/Naoned, sur la place du Bouffay.

Toujours dans le Barzaz Breiz, « la Mort de Pontcallec », cette complainte qu’on chante de nos jours encore, rappelle le souvenir de ce drame.

Nous arrivons à la Révolution Française.

Révolution qui a poursuivi, avec les méthodes que l’on sait, la mise au pas de la Bretagne commencée par la monarchie. Et qui a été catastrophique pour la Bretagne, à tous les points de vue. Napoléon Ier a, de son côté, accentué et systématisé la centralisation qui, de tout temps, a été si contraire aux intérêts des Bretons. Le XIXième siècle a vu la continuation et l’aggravation de la politique d’assimilation et de destruction de tout ce qui pouvait faire de la Bretagne un pays original. Cette politique d’assimilation et de destruction est plus que jamais à l’ordre du jour.

Ses manifestations sont multiples et quotidiennes

Parmi elles, le refus d’ouvrir des classes bilingues et le refus de créer des postes d’enseignant du breton. Puis le maintien hors de Bretagne de toute véritable capacité de décision et la mainmise quasi-totale du pouvoir parisien sur tous les moyens d’information. La dernière grande trouvaille a été la séparation de la Loire-Inférieure devenue Loire-Atlantique du reste de la Bretagne par le décret Darlan-Vichy du 30 juin 1941. La Bretagne a été ainsi amputée d’un cinquième de son territoire.
Mais, ce n’est pas suffisant.
Maintenant, il s’agit de faire disparaître jusqu’au nom même de Bretagne qui doit sombrer corps et biens dans un « Grand Ouest » insipide dont on espère qu’il en effacera jusqu’au souvenir.
Voilà où nous en sommes.

On peut parler d’une véritable descente aux Enfers.

Nous sommes bien loin, en effet, de ce que disait de notre pays l’abbé Augustin-Simon Irailh, dans son « Histoire de la Réunion de la Bretagne à la France », publiée en 1704 :

« La Bretagne qui n’est aujourd’hui qu’une province de France d’environ soixante lieues dans toute sa longueur et de trente-cinq à quarante dans toute sa largeur, était au quinzième siècle un État florissant et l’objet de l’attention de l’Europe entière.
Ses alliances avec les Puissances les plus formidables, avec l’Allemagne, l’Espagne, le Portugal, la Suède et le Dannemarc ; l’industrie de ses Peuples, les talens et les soins paternels de ses Souverains ; l’amour patriotique qui formait l’union des uns et des autres.
Tout la rendait respectable aux Nations.
Elle semblait faire la destinée du Continent. Par ses forces de terre et par sa politique elle était l’écueil de l’usurpation et de la Tyrannie.
»

Voilà ce qu’écrivait au début du XVIIIième siècle un historien français de bonne foi.

Son témoignage mérite d’être souligné, car il nous rappelle qu’il s’est toujours trouvé, aux différentes étapes, toutes frauduleuses, de l’incorporation de la Bretagne à l’ensemble français, des hommes que leur droiture foncière amenait à refuser l’injustice faite à notre pays.
Au temps de Charles VIII, il y eut le Chancelier Guy de Rochefort qui, en plein conseil royal, s’écria :
« Sans doute, pour un prince sans religion, il suffit qu’un pays voisin soit à sa bienséance pour qu’il se croit autorisé à s’en emparer, mais un prince chrétien à d’autres règles à suivre dans sa conduite. Il doit à l’univers l’exemple de la justice… »
« La justice », la Régente, Anne de Beaujeu ne s’en souciait guère !

L’Abbé Maury.

Un autre de ces Français qui, ne se laissant pas aveugler par un nationalisme étroit, surent conserver le sens de la justice fut, à une époque fort troublée et fort dangereuse l’Abbé Maury.
Lors de la fameuse « Nuit du 4 Août », après que Mirabeau eut prétendu que les droits de la Bretagne n’existaient pas, cet Abbé Maury répondit que « les droits des Bretons étaient aussi sacrés que les contrats et ne devaient pas être confondus avec les privilèges ». « Tous les engagements de contrats sont réciproques. Il est donc démontré, et je ne crains pas de le publier en présence des représentants de la nation française, que la Bretagne est libre, et que nous n’avons plus aucun droit sur cette province si nous ne voulons pas remplir fidèlement les conditions du traité qui l’a réunie à la couronne. »

On le voit, la Révolution n’avait pas encore sombré dans les excès qui l’entacheront plus tard.

Mais, elle en prenait le chemin.
L’Abbé Maury ne fut pas écouté. Bien qu’on puisse qualifier l’édit d’Union de 1532 d’un terme que les Allemands, non sans raison, appliqueront au Traité de Versailles, c’est-à-dire de « Diktat », il engageait la parole de la France.
Le respect de la parole donnée : voilà qui ne préoccupait guère les illuminés qui s’imaginaient créer une ère nouvelle et un monde nouveau. Ceux qui se réclament des « Grands Ancêtres de 1789 » et s’en veulent les continuateurs ne s’en préoccupent pas davantage !

Existe-t-il encore des Français chez qui subsiste le sens de la justice tel qu’il se manifestait chez le Chancelier Guy de Rochefort ou chez l’Abbé Maury ? On peut l’espérer, sans trop se faire d’illusions quand même ! Des voix isolées, ultra-minoritaires, se font parfois entendre. Ainsi, dans l’avant-propos de son livre « La Bretagne et la France », livre qui se veut une approche honnête des rapports entre les deux pays, Paul Sérant écrivait, il y a quarante ans :

« Pourquoi ce livre sur la Bretagne ?

J’appartiens à une famille qui fut parisienne pendant plusieurs générations et dont les origines sont d’ethnie française. Ma femme non plus n’est pas d’origine bretonne. Et je n’avais aucune raison personnelle de m’intéresser à la Bretagne et à son peuple. Je crois pourtant être devenu leur ami : parce que je suis français, parce que je suis européen. »

Un tel témoignage fait espérer qu’un jour un accord entre la Bretagne et la France, analogue à l’accord de 1955 entre le Danemark et l’Allemagne, amènera aussi, entre nos deux pays, des relations paisibles et harmonieuses. Ce serait infiniment souhaitable pour les Bretons d’abord. Également pour les Français parce qu’il supposerait qu’ils se soient enfin débarrassés d’un centralisme mortifère. Et finalement pour tous les Européens qui seraient, eux, enfin sur la voie d’une véritable unité reposant sur un socle solide : l’égalité des différents peuples qui la composent.

Ce jour paraît bien lointain. Encore que…

La convergence que nous venons d’apercevoir, entre les intérêts des Bretons, des Français et des Européens en général, nous autorise à penser que le jour que nous attendons avec tant d’impatience n’est peut-être pas si lointain. En effet, l’émancipation d’un peuple n’est jamais le résultat de sa seule volonté. Il faut toujours qu’il y ait conjonction entre cette volonté et un environnement international favorable. Ayant vécu en Algérie les derniers soubresauts de « l’Algérie Française », je sais que la seule volonté des Algériens, sans le soutien de la Ligue Arabe, de l’Union Soviétique, de tous les pays appartenant à ce qu’on appelait alors « le Tiers-Monde », de la quasi-totalité de l’opinion internationale de l’époque et d’une part importante de l’opinion française elle-même, cette seule volonté eût été inopérante.
Les deux réunis étaient clairement irrésistibles.

Bretagne et indépendance : Regards étrangers, par Alan Le Cloarec

Que l’environnement international soit actuellement favorable à l’émancipation de la Bretagne, il suffit de fréquenter un peu les couloirs du Parlement Européen pour s’en rendre compte.

La sympathie de tous – le respect aussi – va à ces petits peuples qui, contre vents et marées, ont résisté et résistent encore à l’uniformisation qui leur est imposée. Mais, il ne s’agit pas seulement de sympathie. Il y va de l’intérêt supérieur de notre continent, de l’Europe toute entière qui doit, pour s’unifier – et elle le doit impérativement, si elle veut peser sur les affaires du Monde, voire simplement continuer d’exister – se doter de structures cohérentes.
Or, le maintien en France d’un centralisme napoléonien à peine entamé par une régionalisation en trompe-l’œil constitue, alors que ce pays prétend être, avec l’Allemagne, la « locomotive de l’Europe », une incohérence qui devient de plus en plus insupportable, et pas seulement pour les Bretons !
Que de plaisanteries on entend à Bruxelles sur ce sujet !

La crise financière que nous traversons a fait apparaître un besoin de « gouvernance européenne » dans ce domaine.

D’autres crises surgiront, dans d’autres domaines : la sécurité intérieure ou extérieure, l’approvisionnement en matières premières, que sais-je encore ? Elles prendront les Européens au dépourvu s’ils n’ont pas su se doter, à temps, de la « gouvernance européenne » qui leur fait défaut.

Ainsi, en exigeant pour la Bretagne la place qui lui revient en Europe, en exigeant notre place en Europe, celle à laquelle notre Histoire longtemps indépendante, notre culture originale, notre spécificité nous donnent un droit absolu, indiscutable, inaliénable, nous faisons avancer l’Europe elle-même de façon décisive, sans léser la France le moins du monde. Du moins la vraie France, et non pas l’abstraction à laquelle on donne actuellement ce nom. Parce que, ce faisant, nous renforçons l’indispensable cohésion, l’urgente unité de notre continent. Un continent qui, même si, comme tous les autres mais pas plus que les autres, il a beaucoup à se faire pardonner, a produit quelques-unes des plus belles civilisations dont s’enorgueillit l’humanité, et qui, rassemblé, contribuera fortement à l’équilibre du monde.

L’émancipation de la Bretagne et l’unité européenne marchent d’un même pas.

L’illusoire « régionalisation » concédée à la première est le reflet de la chétive « Union Européenne » dont nous déplorons tous les jours l’impuissance. Le jour où la Bretagne sera redevenue sujet de droit, ce qui suppose que le principe interne qui conditionne l’unité de l’Europe, l’égalité et le respect de l’identité de tous les peuples, grands ou petits, qui la composent, soit respectés, l’avènement d’une véritable Europe, ce qui est dans l’intérêt de tous, ne sera pas loin.
C’est une nécessité impérieuse !

#HistoireDeBretagne
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Illustration YesBreizh propulsée par NHU Bretagne.

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