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Route de Kervreizh 1-3 – Épisode 1 : le départ
C’était une belle maison sur laquelle Anna fermait sa porte pour la dernière fois.
Toute de pierre, de terre et de bois, elle avait vu passer en plus d’un siècle, quelques guerres et révolutions en tout genre. Elle était perchée sur les hauteurs, entre de vieux talus, un ancien hangar agricole et un poulailler désaffecté. À quelques pas de sa porte, une route à l’enrobé mal entretenu serpentait de vallées en vallons, de fermes en villages, jusqu’au prochain bourg et à la prochaine route, plus large et avec de la peinture au sol.
Anna aimait tout de cette maison.
Le poêle à bois pour chasser l’humidité, le petit jardin qui séparait la route de l’habitation, la cour de ferme qui bizarrement se trouvait à l’arrière mais qui était bien pratique malgré tout. Elle n’avait qu’à sortir par la jolie verrière qui tenait encore par miracle pour passer de la cuisine à la cour et aux bâtiments agricoles qui abritaient ses récoltes, ou au potager derrière le hangar. Tous les aromates quant à eux étaient devant, coté sud, dans le petit jardin. Quand du monde passait à Ker an Drev, elle appréciait que leur premier ressentit en arrivant chez elle soit les odeurs de menthe, de romarin, de citronnelle, de sauge ou de basilic. À la belle saison, avec les fleurs qu’elle ajoutait, le rendu était superbe.
Anna était locataire et il n’y a bien que sur l’extérieur qu’elle avait une vraie liberté pour aménager à son goût.
Elle ne s’en était pas privée, d’autant qu’elle aimait passer du temps dehors, qu’importe le temps où la saison. Entre son jardin et les belles pierres de la façade, il y en avait des choses à contempler. Même en hiver, de la chute des feuilles à la renaissance des bourgeons en passant par l’arrivée du gel, elle voyait du beau partout. L’intérieur de la maison n’était pas du même genre.
Elle devait subir la vue des enduits de ciment sans avoir le droit de les détruire. Ils étaient toujours identiques, toujours moches et toujours froids. En plus, avec ces maudis enduits, l’humidité était sans cesse bloquée, si bien que le placo rajouté en cache-misère à l’étage montrait déjà des signes de moisissure. Quand les pluies étaient trop fortes il fallait vider les bassines du grenier, ou les fuites de la couverture fatiguée faisaient ruisseler l’eau à travers les étages. Il faisait un peu froid l’hiver mais le feu du poêle la réconfortait. Ça sentait l’humidité mais ça, elle avait toujours plus au moins connu. La Bretagne c’est la Guyane, la chaleur en moins.
Dans le rectangle formé par les deux pignons et les façades sud et nord, elle avait vu défiler quelques saisons, beaucoup de potes, de sacrées riboules, quelques amours et peines de cœur aussi. Ce n’était pas le grand luxe, moderne et tout, mais ça lui allait bien. Elle qui bossait sur les marchés et qui mettait la liberté au dessus de tout, s’y sentait bien. Pas besoin de se ruiner dans un loyer hors de prix, une belle maison en pierres rien que pour elle, la campagne comme voisinage, son jardin, la route et le bourg en bas pour faire son tour, les petites courses, le passage au bistro avec les copains. Refaire le monde jusqu’à plus soif, puis recommencer un autre soir, vu qu’il n’a toujours pas changé, le monde.
Ce triste matin où Anna fermait sa porte pour la dernière fois, c’était justement à ce foutu monde qu’elle le devait.
Elle n’avait rien demandé elle, si ce n’est qu’on la laisse tranquille. Sa liberté, planquée au fond de sa Bretagne natale, rien de plus, rien de moins. Aujourd’hui elle devait partir et elle savait, quitte à partir, qu’elle partirait loin. Dégoûtée qu’elle était. Le cœur comprimée dans la poitrine, elle donnait le premier tour pour fermer à clé.
Elle ne partait pas comme ses anciennes qui fuyaient la misère des campagne pour se faire avaler dans la misère plus odieuse encore des grandes villes. Elle ne partait pas non plus comme elle l’avait fait à dix-huit ans, bac en poche, pour aller étudier, des rêves et des envies de voyages plein la tête. Ça, elle avait déjà vécu, déjà fait le tour des illusions. Ensuite, elle avait rejeté toute chimère de pseudo carrière. Elle s’était politisée, elle avait lutté, fait de la liberté son idée maîtresse et son besoin vital.
Alors elle avait prit une décision simple.
Retourner à la campagne, faire ses légumes, racheter à des copains ou copines ce qu’elle ne pouvait produire, investit dans un camion et la voilà sur les marchés trois fois par semaine, qu’il pleuve ou qu’il vente. Un peu de butun-drol vendu sous le manteau pour mettre du beurre dans les épinards, quelques poules et elle avait trouvé son rythme. Une vie simple, de travail, de copains, d’amour et de liberté.
Sauf que sa Bretagne natale que tout le monde lui moquait quand elle était partie faire ses études en France, aujourd’hui elle était enviée comme jamais.
C’est la déferlante sur le pays, les maisons se vendent sur internet en dix minutes. Des gens du coin, pauvres et sans espoir, bradaient tout ce qu’il restait à brader. Le moindre bout de pennti, le moindre taudis en parpaings se vendait à prix d’or. On avait jamais vu ça et tout se passait dans un silence assourdissant. Oh il y avait bien les nationalistes qui demandaient un statut de résidence pour protéger les locaux de l’inflation immobilière, mais le président breton Loïg Chesnais-Girard a dit qu’il était « contraire aux intérêts et aux valeurs de la Bretagne. » C’est sûr, lui il ne risquait pas de se faire expulser.
Car ce matin, si Anna donnait le deuxième tour pour fermer sa porte à clé, c’est bien à cause de ça : l’expulsion.
Les prix sont montés tellement haut que ses propriétaires la mettent dehors pour vendre la maison. Elle avait bien proposé d’acheter, mais des Français proposaient le double de ce qu’elle pouvait mettre, et ils n’ont même pas besoin de faire un dossier à la banque. Ils paient comptant.
Bien sûr, Anna ne s’était pas laissée faire comme ça. Quand les proprios lui avaient annoncé la nouvelle, elle s’était révoltée. Il y a des lois dans ce pays non ? Et elle a des potes prêts à montrer les bras s’ils tentent de la virer par la force. Elle était prête à tout, même une mini ZAD à domicile avec barrage de tracteurs et de camions sur la route !
Oui mais voilà, pour casser son bail, les proprios sont entrés en guerre.
Elle ne voulait pas partir et ils la voulaient dehors, alors ils ont fait classer la maison insalubre et inhabitable ! Elle devait quitter les lieux, il en allait de sa « sécurité ». Anna n’avait pas lâché pour autant. Experts contre experts, procédures sur procédures. Si ce n’était pas l’électricité, c’était l’assainissement, un pignon qui allait tomber selon un maçon complaisant ou corrompu, de l’amiante sur les toits des loches. De l’amiante partout selon le dernier expert, dans les murs, enduits, fenêtres, même dans des cloisons qui n’existaient pas !
À chaque procédure il fallait payer, encore et encore. Ses pauvres cinq milles euros qu’elle avait péniblement mis de côté en cas de coup dur y étaient passé. Puis elle avait vendu son vieux tracteur Renault avec lequel elle faisait le maraîchage. Puis le camion, la serre, et même les meubles, puisque de toute façon après ça, elle n’avait nulle part où aller.
Anna n’avait plus rien, sauf sa maison.
Rendue à camper chez elle, mais on ne la virait pas comme une malpropre sans qu’elle se défende. Après toutes ces années, jamais un loyer en retard, jamais une dégradation. C’était une question d’honneur bordel, elle n’est pas Bretonne pour rien !
Elle savait qu’elle avait raison mais elle ne voulait pas accepter qu’elle luttait sans espoir. Alors, tous les soirs, c’est l’alcool qui était venu lui tenir compagnie dans la maison qui se vidait. Un peu plus tous les jours, un peu plus fort tous les soirs, car il faut bien tenir et puis de toute façon, sans ça, elle ne dormait plus.
Ce fut comme ça, lune après lune, jusqu’à hier soir où elle avait « fêté », seule, son expulsion. Elle ne voulait personne d’autre, juste elle et sa maison, sa première maison. Elle avait crié, pleuré, dansé, rie, vidé une grande bouteille de whisky et deux paquets de clope avant de s’affaler sur le vieux parquet, non loin du poêle où brûlait son dernier feu.
Ce matin en fermant la porte à clé, elle a mal au crâne et la bouche pâteuse.
Le soleil monte doucement et les oiseaux qui chantent en stéréo sur les talus entourant la maison. Résignée, elle allume un cul de joint pas terminé de la veille, puis traverse son jardin aux aromates renaissant. C’est le printemps et il fait beau, même si le fond de l’air est encore frais. D’une main un peu tremblante, elle ouvre le petit portillon de bois qu’elle avait repeint couleur bleu ciel et regarde sa maison pour la dernière fois en tirant une taffe de fumée apaisante. Elle sait qu’après cela, elle ne se retournera plus.
Voilà, c’est fait. Maintenant elle est à pied, sur la route !
Une larme coule sur sa joue droite mais son regard est impassible. Elle marche la tête haute comme si le monde entier avait les yeux rivés sur elle. Allez Anna, courage, se dit-elle. Cinq petits kilomètres et on passe au bistro, histoire de prendre un jus, recharger en tabac, réfléchir un peu et discuter d’autres choses.
Sa tête lui tourne et son ventre encore plus, cette petite ballade dans l’air frais du matin ne pourra que lui faire du bien. Heureusement qu’elle n’a plus de véhicule, se dit-elle, encore saoule de la vieille, elle aurait risqué de finir au talus.
Après dix minutes de marche, voilà qu’elle tombe sur un beau camion, propre et sans aucune trace de boue, chose rare dans le secteur.
Une grande remorque bien chargée y est attelée et à côté, sur le bord de la route, un couple s’engueule en brandissant leurs téléphones intelligents vers le ciel, sans doute à la recherche de réseau. Une fois à leur niveau, Anna remarque qu’ils ne sont pas habillés comme les gens du pays et que la plaque non plus n’est pas d’ici. Son passage interrompt l’engueulade conjugale. Bien élevée, Anna leur lance un « bonjour » en passant à coté d’eux. Pas de réponse.
Près de l’attelage, Anna remarque des types de bâches et d’armatures qu’elle a déjà vu auparavant. C’est un yourte, toute neuve. Alors qu’elle lorgne un peu sur la taille de la yourte qui, même démontée, semble assez impressionnante. La propriétaire du véhicule vient à sa rencontre avec un sourire un peu gêné.
« Madame, s’il vous plat ! Vous connaissez le quartier ? Impossible de capter la 5G et nous sommes un peu perdus … »
L’accent bourgeois de la visiteuse fit passer à Anna un léger soupir, mais elle se retourna quand même pour répondre par l’affirmatif.
« Nous cherchons Quèrandrèze, vous connaissez ? »
» Ça se prononce Ker An Dreo » répondit sèchement Anna. Bien-sûr qu’elle connaissait, c’était chez elle.
L’interruption de sa marche pour répondre aux questions lui fit monter quelques bouffées de chaleurs, encore l’effet des libations de la vieille. Elle s’adosse alors quelques instants sur la remorque, le temps d’allumer une cigarette. La visiteuse dévisage alors Anna, en attendant une réponse qui tarde à venir.
» Oui oui, c’est juste après. Vous venez vous installer ? demanda-t-elle en question rhétorique. »
» Oh oui, nous adorons la Bretagne ! C’est vraiment une belle région ! Nous avons fait l’acquisition d’une jolie petite maison en pierre ! Les prix de l’immobilier ne sont pas très élevés par ici. Même si les bâtiments sont souvent insalubres, nous achetons en l’état. »
» Ça vous fait pas peur une maison insalubre ? » demanda Anna. Méfiez-vous, il paraît qu’à Ker An Drev, il y a pignon qui risque de tomber.
» Nous verrons cela rapidement ! De toute façon nous allons monter une yourte dans le jardin et faire une rénovation écologique du bâtiment ! »
» Vous faites les travaux ? »
» Non pensez-vous, mais beaucoup de jeunes artisans font ça dans le coin à ce qu’on nous a dit, ça tombe bien ! »
» Et une balèze de yourte comme ça, ça doit coûter bonbon non ? » demande Ana en tirant une taf.
» Ça reste raisonnable, répondit la bourgeoise, de toute façon c’est un investissement. Une fois les travaux terminés, elle servira à accueillir les stagiaires de notre ferme-école pédagogique de permaculture sur sol vivant ! »
» Ah bah c’est bien« , répondit Anna tout haut, « connasse », pensa-t-elle tout bas.
» Vous connaissez la permaculture ?! Il faudra venir voir si vous êtes du coin, comme pour la yourte, il ne faudra pas hésiter à nous rendre visite ! »
C’est la cuite de la veille qui vient alors en réponse, quand une gerbe chaude décide de faire la route des entrailles d’Anna jusqu’aux jolies chaussures de madame. S’en suit cris, raffut, le mec qui se ramène, re-cris, re-raffut …
Anna s’éclipse rapidement avec un petit sourire, car tout d’un coup elle se sent mieux !
Alors qu’elle s’éloigne, le couple reprend son engueulade et elle ne peut s’empêcher d’éloigner avec un éclat de rire incontrôlable. Foutus parigots va. Le cœur et l’estomac plus léger, Anna admire la vue qui s’offre à elle. C’est vrai qu’il est beau son pays ! Allez, son ventre est vide et le fût du bistro est plein, tan dei’ !
A suivre ….