La Bretagne comme un rêve

La Bretagne comme un rêve …

de Kaoura CARPENTER

La Bretagne comme un rêve – approche écoféministe de l’Emsav

Cela faisait quelque temps déjà que mûrissait en moi un dialogue solitaire à propos de l’Emsav, de son aspect « romantique » reproché par certains. Dans ma tête résonnaient les voix des différentes parties qui avaient pu nourrir ma propre construction au sein du mouvement indépendantiste. En sachant pertinemment que je n’étais pas la seule à me poser la question, je ne trouvais pas de conclusion satisfaisante à mes réflexions. C’est pourtant en m’immergeant dans le courant de pensée écoféministe que j’allais trouver de quoi nourrir mes interrogations, jusqu’à les mener à satiété.

Vision romantique, vision rationaliste

Il demeure au sein de l’Emsav une forte opposition idéologique difficilement caractérisable, mais pourtant bien palpable. Celle-ci m’est revenue en mémoire un an ou deux après y avoir été confrontée au détour d’une conversation avec un ex-camarade de lutte. Cette opposition est donc caractérisée par un impossible mariage entre ce que nous appellerons la « vision romantique » et la vision « rationaliste » de la lutte. Au cours de notre échange avec mon camarade, celui-ci me manifestait sa réprobation affirmée contre ces militants de l’Emsav qui incarneraient une lutte trop romantique, irréaliste, pas assez ancrée et donc prétendument aux antipodes des préoccupations des Bretons.

Ce même camarade était alors partisan d’une posture « matérialiste », sans attache émotionnelle, ou très peu. Selon lui, ce qui allait rallier les Bretons à la cause indépendantiste, c’était tout ce qui pouvait relever des problématiques économiques, sociales, donc ultra-pragmatiques. Bien entendu, il serait faux d’arguer qu’il avait tort de le penser, citons pour cela le Joint Français, ou bien encore les Bonnets Rouges de la période contemporaine.

Néanmoins, cette façon d’entrevoir le mouvement indépendantiste breton m’apparaissait trop froide et mécaniste, relevant selon moi plutôt d’un besoin d’auto-légitimation, voire même une certaine forme de reconnaissance par des individus extérieurs au mouvement. Elle colle à un pré-formatage et correspond à des codes empruntés de la gauche française, du matérialisme historique et donc des traditions marxistes-léninistes, avec comme théorie la structure économique d’une société comme moteur de l’histoire.
Cette vision est à mon avis trop réductrice.

Face à cela donc, se tient la vision « romantique » de la lutte.
Celle-ci me semble plus complexe à définir, à mettre en forme. Devons-nous y voir l’évocation du mouvement littéraire français du XIXe siècle ? Cela aurait du sens, car les écrits « romantiques » sont justement caractérisés par le rêve, les sentiments, et l’appel de la nature. Ainsi par romantique, il faudrait aussi comprendre « idéaliste ». Le « militant romantique » de l’Emsav est une forme de fantasme, qui se reconnaît comme une incarnation assumée de la pasionaria enflammée, animée par un élan libérateur, lyrique et grandiloquent. Si cette description vous évoque quelqu’un, soit. Mais elle me semble elle aussi réductrice, tronquée, et pas tout à fait juste. Nous nous retrouvons donc avec cette dichotomie romantique / rationaliste. Les premiers, fantasmés par les seconds, ne seraient pas à la hauteur, trop englués dans leurs rêves irréalistes.

L’apport de la théorie écoféministe – inspirer l’Emsav

C’est en m’intéressant à l’écoféminisme et en prenant le temps de lire un peu de théorie que je me suis souvenue de cette conversation avec mon ancien camarade. C’est en prenant connaissance des théories écoféministes que j’ai formulé un lien entre ce à quoi nous assistions dans l’Emsav, et la construction de nos sociétés patriarcales genrées.
L’écoféminisme propose une redéfinition des concepts de Nature et de Culture, et se donne pour but de dépasser leur dichotomie. Traditionnellement, la Nature, et toutes ses « qualités », sont associées aux femmes. La Culture quant à elle, serait l’apanage des Hommes.

La Nature, pour résumer brièvement, relève du monde de l’obscur, du rêve, de l’émotion, des ressentis, de l’amour maternel, de l’ésotérisme, de l’irrationnel, du doux, du mou, du fluide, du chaud, de la matrice et des graines.
Face à elle, la Culture, c’est la rationalité, la synthèse, le combatif, le dur, les sciences, le bâti, la communication, les affaires, le métal, le progrès, l’impérialisme, l’agressivité, le sang froid.

Vous l’aurez compris, il s’agit de toutes ces composantes qui servent à essentialiser l’un ou l’autre des sexes, et de fondations à la construction des deux genres, dans un but de hiérarchisation des sexes, menant à la domination de l’un sur l’autre. En repensant à tout cela, j’ai inévitablement vu la ressemblance frappante avec cette manière de catégoriser un camp et l’autre qui relèvent pourtant d’un même combat.
La vision romantique est à l’Emsav ce que la Nature est au patriarcat : une construction en opposition, en réduction, en essentialisation. Et il semble impossible de s’en extraire.

Comment se caractérise la « Nature » dans l’Emsav ?
Il s’agit de toutes ces choses sans forme, sans matérialité, ces émotions, ces regards entendus, ce sentiment de partager une même histoire, une trajectoire similaire, et surtout, une communauté de destin (voir Pour une Communauté de Destin par Alan le Cloarec).
Il peut à la fois s’agir de symboles, récemment adoptés ou non, mais définitivement partagés, reconnus de manière consciente ou inconsciente par nos semblables. Cette vision « romantique » nous soude en tant que peuple, et démontre que les problématiques économiques ne sont pas à elles seules le moteur de l’histoire. Ainsi, des militants qui souhaiteraient l’éradiquer se battraient contre de la brume : visible et présente, elle ne disparaît pourtant pas sous les assauts. Ce serait aussi une manière psychopathique et mensongère de reconfigurer l’Emsav. Un peuple ce n’est pas seulement des pratiques matérielles communes, mais aussi des imaginaire collectifs, transmis ou imaginés à travers le temps. La langue est notamment un excellent moyen de transmettre ces imaginaires collectifs, car elle est porteuse d’une tradition façonnée par des générations successives d’un même peuple, et démontre à travers ses expressions et ses idiomes la richesse d’une culture. Le monde est une pluralité de rêves collectifs.

Dans son essai Rêver l’Obscur, la militante écoféministe Starhawk propose, dans un style qui lui est propre, de reconnaître la part d’irrationalité qui réside en chacun de nous.
C’est ce qu’à mon sens doit faire l’Emsav.
Il n’y a aucun mal à idéaliser la lutte indépendantiste, et cela est même souhaitable. Dépasser nos carcans idéologiques nous permet de nous projeter en avant, différemment. Cela nous permet de nous détourner des sentiers déjà battus pour dégager notre propre chemin. Nos conditions, nos projections, notre futur.

Rêvons la Bretagne, et rêvons notre indépendance.

Elles seront à tout jamais obscures, car nous ne pourrons jamais les rationaliser. Nous ne choisissons pas la date du Grand Soir, si seulement il y en a un. Nous espérions tous quelque chose du mouvement des Gilets Jaunes, mais celui-ci est retombé comme un soufflé, car il a pâti de sa récupération politicienne par quelques têtes habiles et ambitieuses.

Cela ne signifie cependant pas que nous devons tout accepter, jusqu’à ce qu’il peut y avoir de plus farfelu, mais qu’il faut tout de même laisser l’espace à la pratique de ces imaginaires collectifs.
Oui, ceux-là mêmes qui sont eux aussi moteurs de l’Histoire, n’en déplaise aux esprits rigides. En fait, se refuser à cela, et s’imposer un système basé sur un strict respect d’une mécanique bien huilée de machinations politiques et de stratégies politiciennes et électoralistes ne mènerait qu’à reproduire les schémas ethnocides des empires. Laisser s’installer le soft power de la raison pure ne nous mènerait de toute façon à rien.

louise michel : le peuple n'obtient que ce qu'il prend
Louise Michel : « le peuple n’obtient que ce qu’il prend »



Le danger de nous conformer, c’est de nous mener à une lutte sans sentiment, sans envie commune, sans réel plaisir partagé. Cette raison pure rogne nos besoins de faire communauté au-delà de nos objectifs matériels. Ce qu’il y a de beau dans la perspective écoféministe, c’est la part belle faite aux exercices de groupe. Le groupe se construit dans la projection d’un futur meilleur, et propose comme moyen d’y arriver de développer et nourrir la communauté, en l’occurrence dans un esprit de sororité. Et ce qui lie les femmes, dans un groupe féministe, c’est ces expériences communes à la féminité, parfois si simple à définir, comme les règles, la ménopause, et parfois pas, comme l’impact des hormones sur notre moral, nos craintes liées à notre condition de femmes dans un monde patriarcal, notre rapport ambigu à la maternité, nos ressentis quasi mystiques, pour certaines. Mais tout cela soude le collectif car ce qui peut y être évoqué est compréhensible de toutes. Et bien j’avance que c’est plus ou moins pareil pour le mouvement breton. Nous ne partageons peut-être pas tout, mais nous regardons dans la même direction.

Il m’a été reproché d’employer le terme de « Bretonne depuis toujours » pour me définir, arguant que cela serait excluant, et impliquerait qu’il y aurait de fait des Bretons plus « bretons » que d’autres. C’est au mieux une formidable incompréhension, au pire une terrible malhonnêteté intellectuelle.
Je ne suis pas plus Bretonne qu’un autre parce que je le serais depuis toujours. Seulement, les expériences de la communauté de destin n’ont pas le même impact sur quelqu’un installé en Bretagne depuis cinq ans, ou quinze, ou soixante-huit.
Un peuple et ses caractéristiques culturelles peuvent être très complexes à aborder, à comprendre. Il va de soi qu’un Français expatrié aux États-Unis depuis quelques années n’a pas la même expérience qu’un américain qui y vit depuis cinquante ans.

Tout comme un jeune homme de quatorze ans n’aura pas la même expérience qu’un vieillard qui roule sa bosse sur cette planète depuis des décennies. Le temps, les relations que nous formons, la compassion et l’empathie que nous développons, cela nous construit en tant qu’individu, et chacun a son histoire propre. Les expériences des uns et des autres sont ainsi différentes, et toutes valent la peine d’être entendues. Pour conclure cette parenthèse, il n’y a rien d’horrifiant dans l’idée que nous nous construisons en miroir de notre environnement, c’est la base de la théorie en écologie radicale.
Je n’ai pas l’expérience d’un gamin des cités de Marseille, je n’ai pas ses codes, je n’ai pas son histoire, je n’ai pas son imaginaire. Rien ne m’interdit de m’y ouvrir.

L’approche écoféministe de l’Emsav m’est apparue comme la plus pertinente.
L’écoféminisme souhaitant dépasser cette dichotomie Nature / Culture, et les faire coexister sur un même plan et de façon équilibrée, il me semblait tout à fait désirable de souhaiter la même chose pour notre mouvement de libération nationale.
Que les visons « romantiques » et « rationalistes » se manifestent tout en s’octroyant des espaces de liberté, en se respectant.

Peut-être serait-il temps d’ailleurs de revoir ces termes, qui, en définitive, se révèlent être le premier mensonge. Tout comme nous devons réhabiliter les qualités traditionnellement associées aux femmes pour les appliquer à l’ensemble de la société, sans distinction de sexe, nous devons laisser la place au rêve et la réflexion au sein de l’Emsav. Ne faire que reprocher à certains militants leur posture « romantique » sans prendre le temps de discuter avec eux, et les balayer d’un revers de la main, est une voie sans issue, pour nous tous.
Nous pataugerons indéfiniment, nous enfonçant.

Rien ne se perd, tout se transforme – Rêvons demain

La Nature se nourrit de la Culture, et vice-versa.
Nos expériences nous lient, à travers le temps. Ainsi, s’il ne s’agissait que de Culture, le peuple breton serait-il encore là aujourd’hui ? Et si nous ne versions que dans le monde réconfortant de nos imaginaires, nous serions probablement déjà abandonnés aux rapaces de la folklorisation. Il est d’ailleurs des lieux où c’est effectivement le cas, notamment à Brocéliande.

Cela relève d’un autre problème, celui du regard de l’autre, et en l’occurrence, celui qui ne se reconnaît pas comme du peuple breton, mais se dit désireux de le découvrir. Il ne faut pas laisser le regard extérieur façonner notre Nature, et donc notre Culture. Si nous ne sommes perçus que comme une « terre de légendes », alors nous ne sommes plus qu’entourés de boutiques de gnomes produits en Chine. Si nous acceptons l’hébétement dans l’oeil du touriste débarqué pour sa virée estivale, nous devrons accepter qu’il nous revienne sous forme de gourou New-Age aux pratiques douteuses, psalmodiant des paroles incompréhensibles, entre deux roches du Huelgoat / An Uhelgoad. Et alors nos imaginaires ne nous appartiendront plus. Heureusement ceux-ci, que nous partageons, sont parfois là où nous ne les soupçonnons pas.
Ainsi il y a dix ans, les Bonnets Rouges n’étaient ni des Korrigans, ni des Chevaliers de la table ronde. Nous avons encore un pouvoir décisionnel sur nos imaginaires.

Les militants qui s’opposent farouchement à la dimension rêvée ou « romantique » de la lutte croient à tort qu’il s’agit d’une vision cloisonnée dans un passé révolu. Il n’y a cependant rien de répréhensible à puiser dans son histoire, toucher ses racines.

Cela peut tout à fait être un formidable moyen de se projeter en avant.
Comme c’est bien connu rien ne se perd, il n’y a pas de création « ex nihilo », mais tout se transforme. Nous savons bien que la vague de « renaissance celtique » des années 70 n’a pas grand-chose à voir avec l’ère culturelle de la proto-histoire – antiquité.
Et alors ?
Le savoir et l’admettre, c’est de l’honnêteté intellectuelle, le laisser vivre, c’est une forme de brillance.
Le renouveau celtique a été une période très féconde pour notre monde culturel breton, et a généré son lot de nouveautés, de métissages, d’expérimentations. Une véritable émulsion, à partir d’un fragment de nos imaginaires. Sans cela, pourrions-nous encore en 2023 nous émerveiller face à un fisel finement maîtrisé ?
J’ai moi même été de ceux qui montaient au créneau à la simple évocation du mot « celte » ou « celtique », brandissant mon Jean-Louis Brunaux comme parole d’évangile. Je préfère justement l’usage du terme « néo-celtique », plus approprié à mon sens. Mais je ne harcèle plus les gens qui semblent faire un mauvais usage du terme.
Au mieux j’explique, au mieux je me tais, car ce que je sais, c’est que je ne sais pas tout.
Et qu’il n’est jamais trop tard pour une auto-critique !

La Bretagne comme un rêve …

La Bretagne comme une peinture, la Bretagne comme quelques figures marquantes, mais surtout comme une infinité de gens, tous différents et en même temps semblables, dans leurs aspirations et dans leurs envies. Il sera impossible de mettre tout le monde d’accord.
Nous ne pourrons réconcilier le marxiste avec le lepeniste, et il n’est de toute façon pas souhaitable de le faire. De profondes divergences existent entre nous, au-delà de l’Emsav. Nos individualités, façonnées par nos histoires familiales, amicales, politiques, ne nous permettront pas de nous aligner sur une idéologie strictement commune. Il n’y a pas de bonne réponse à cette problématique, c’est un fait.
Nous pouvons néanmoins travailler sur la forme que prend notre mouvement de libération nationale, en cessant de nous opposer sans cesse sur la bonne stratégie à adopter.
S’il n’y en avait qu’une, cela se saurait.
Qu’un militant puise son inspiration dans le passé, pourquoi pas ?
Nous ne savons de toute façon pas de quoi demain sera fait. Son cœur bat lorsqu’il entend le Bro Gozh, et bien quoi ?
Nous ne sommes pas les maîtres de ses sensations.
Qui ira choper par le col un militant communiste entonnant l’Internationale, au prétexte que cela serait trop « romantique », pas assez « sérieux » ?
Et si face à l’opposition, nous choisissions l’union ?

Illustrations de NHU Bretagne

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