forêt de scissy

La très mystérieuse Forêt de Scissy, entre Bretagne et Normandie

de Stéphane BROUSSE

La Forêt de Scissy

Le Conseil Européen affirmait dans une publication Instagram en date du 14 juillet 2023 que le Mont Saint Michel se trouvait en Bretagne.
De quoi, convenons-en, mettre en colère nos amis Normands ! Très régulièrement, la presse internationale et les institutions européennes se méprennent sur la situation géographique du Mont Saint Michel, qui pourtant, comme chacun le sait, par la folie du Couesnon, mit le mont en Normandie !
Cette bévue nous a remis en mémoire, cette histoire très singulière, de la très mystérieuse Forêt de Scissy entre Bretagne et Normandie !

forêt de scissy
Le Conseil Européen place la Mont Saint Michel en Bretagne

La Forêt de Scissy en quelques dates.

• Début du IXe siècle : le Revelatio Ecclesiae Sancti Michaelis Archangeli in Monte Tumba rédigé par un chanoine du mont évoque une forêt immense et profonde.

• Fin du Xe siècle et début du XIe siècle : dans le Historia Montis Sanctis Michaelis il est précisé que le mont est in pelago autrement dit en mer. Il y est rapporté les visions de Saint Aubert (660-725) évêque d’Avranches et fondateur du Mont Saint Michel (708). Deux moines se rendent au Mont Gargan en Italie dans les Pouilles et rapportent un morceau de pierre avec l’empreinte du pied de Saint Michel ainsi qu’un morceau de sa tunique. De retour le 16 octobre 710, ils constatent que la forêt autour du mont a entièrement disparu …
La mer avait complané et gagné la dite forêt et ramené tout en grève.
Les dits messagers qui avaient laissé le dit lieu en bois et le virent en grève crurent être entrés en un nouveau monde …

forêt de scissy
Forêt de Scissy – Représentation médiévale de saint Alto.

• XIIe siècle : Guillaume de Saint Pair, moine et poète dans son Romanz du Mont Saint Michel (1160) évoque la Forêt de Quokelonde, autre nom de la Forêt de Scissy.

• Au XVe siècle : un auteur anonyme évoque pour la première fois, le raz de marée divin de 709, engloutissant forêt et paganisme, afin de renforcer le catholicisme et le culte de Saint Michel.

• XVIIIe siècle : l’abbé Rouault en 1734 évoque la Forêt de Scisy ou Scissy dénomination dérivée de Scessiac ancien nom de Saint Pair sur Mer. Une première carte est établie par l’abbé Lefranc. En 1792, la mystérieuse forêt ne compterait pas moins de 1200 km². Il y est aussi évoqué la partie bretonne nommée Cancaven ou Cancavre, peut-être à l’origine de Cancale / Kankaven.

• XIXe siècle : l’abbé François Manet (1764-1844) géographe de son état, reprend cette hypothèse de la fatale marée de mars 709, qui en une nuit aurait engloutie l’antique sylve.

forêt de scissy
Forêt de Scissy – Gravure de 1910 par P. Gout, architecte en chef des monuments historiques.

Quelques éléments étymologiques

Scissy apparait sous sa forme latine Scessiacum pour la première fois sous la plume du poète Venance Fortunat (530-610) dans une hagiographie consacrée à Saint Paterne ou Saint Pair, évêque d’Avranches. Dans la première moitié du XXe siècle, les linguistes avancent que Scissy, serait issu de Scessiacum désignant la propriété de Scessius, noble et riche gallo-romain.
Les historiens quant à eux, proposent que Scissy évoquerait le nom de Sessia, déesse gauloise des semailles et des moissons. La Forêt de Scissy aurait donc été un sanctuaire druidique peut-être un nemeton …
La Forêt de Scissy était aussi parfois nommée Forêt de Quokelonde. C’est à Guillaume de Saint Pair dans son Roman du Mont Saint Michel (1160) que nous devons cette dénomination, sans doute issue du vieux normand ou du vieux norrois, lunde qui désigne la forêt.

Forêt de Scissy, forêt mythique ?

L’abbé François Manet publie en 1829 une érudite étude intitulée, De l’état ancien et de l’état actuel de la Baie du Mont Saint Michel, de Cancale / Kankaven, des Marais de Dol et de Châteauneuf, attestant l’existence d’une antique forêt engloutie sous les eaux du fameux raz-de-marée de mars 709. Son travail est récompensé de quatre cents francs, offerts par la Société Royale et Géographique de France. Il s’inspire d’une carte établie en 1714, et implante au cœur de la légendaire forêt, plusieurs monastères et plusieurs villages.

Quelques décennies plus tard, la thèse du raz-de-marée est mise à mal par de nombreux scientifiques.
Dont entre autres, Alexandre Chèvremont (1812-1883) qui en 1882 dans Les mouvements du sol sur les côtes occidentales de la France dans le Golfe Normand-Breton conteste les sources mythologiques de l’abbé François Manet, et démontre par une étude géologique, que ce fameux raz-de-marée de mars 709, n’est qu’une légende !
Le religieux, ajoutant quelques éléments de géomorphologie, a tout simplement repris cette fausse hypothèse de catastrophe marine, très régulièrement décrite par les pèlerins les plus lettrés des siècles précédents. Le chanoine Pigeon (1829-1902) en 1891, écrit ainsi à ce propos

Et comme le Merveilleux plait toujours à la foule, nous voyons les légendes du XVe siècle reproduites dans les livres de pèlerinages du Père Feuerdant en 1604, de Dom Quatremaire en 1659, de Boisyvon, capucin d’Avranches, en 1665, et d’Arthur Dumoustier dans son Neustra Pia en 1663.

forêt de scissy
Forêt de Scissy – trait de côte -16 000 ans

La Forêt de Scissy, forêt réelle ?

Au décours des grandes marées à forts coefficients, associées à de grosses tempêtes, ou bien encore au décours de travaux dans les marais, apparaissent des souches et des troncs fossilisés, mais aussi des feuilles et des graines (glands et noisettes par exemple) qui attestent de la présence de la forêt. Ces bois fossilisés, bien connus des locaux, sont ici nommés couërons ou bourbans ou bourbas, parfois même canaillons dans les Marais de Dol. Jusqu’au début du XXe siècle, bois et tourbes sont exploités. L’abbé François Manet, dans son étude erronée, et cependant érudite, nous dit ceci :

« Je veux dire cette immense quantité d’arbres de toutes espèces qu’on déterre depuis des siècles dans les grèves du Mont Saint-Michel, sur les côtes de Granville, et surtout dans les marais de Dol … Ces bois fossiles servent alors à faire de fort jolis meubles … des grosses pièces dans la construction des maisons ainsi que des escaliers qui résistent à l’injure du temps …« 

Le raz-de-marée de 709 …

Si la thèse du raz-de-marée de 709 demeure encore dans quelques esprits, les scientifiques soutiennent aujourd’hui que cette vaste zone, qui va globalement de la Pointe du Grouin / Beg an Trein (22) à Saint Pair (50) serait en fait un immense marais côtier qui se serait au cours des millénaires végétaliser, puis aurait été, dans un second temps inondé lors de la transgression marine dite transgression flandrienne, qui débute aux environs de 15.000 avant notre ère.

Le phénomène est assez commun et retrouvé en de nombreux sites sur les côtes françaises et britanniques, mais aussi bretonnes. Une publication récente (2021) intitulée : Les tourbes de l’ile de La Dame Jouanne à Saint Briac sur Mer / Sant Briag : les restes d’une annexe de la mythique forêt de Scissy évoquent les légendes de la Forêt de Scissy et de la Cité d’Ys.
Sur les côtes bretonnes, cette montée des eaux bien connue des préhistoriens, est attestée par la présence de mégalithes aujourd’hui inondés, allée couverte immergée de Guinirvit à Ploueskad (29) et le cromlec’h semi-immergé sur l’ile Er Lanic (56)

.

forêt de scissy
Forêt de Scissy – trait de côte Europe

Comment naît une légende ?

Au néolithique – vers 5000 à 2500 ans avant notre ère en Bretagne – des Hommes – Homo sapiens – vivent sur ces rivages. Leurs ancêtres ont été témoins de cette transgression flandrienne qui conduit à un réchauffement climatique, au recul progressif de la zone côtière mais aussi à la transformation de la végétation.
La steppe herbacée a cédé devant la forêt boréale. Une forêt similaire à celle que nous connaissons aujourd’hui se met peu à peu en place sous nos latitudes.
De chasseurs-cueilleurs, ces hommes et ces femmes, sont devenus agriculteurs et éleveurs.
L’espérance de vie augmente.
La démographie explose.
L’environnement subit alors une pression anthropique de plus en plus importante lors de cette révolution néolithique. Les archéologues ont montré cette régression rapide de la forêt sur les zones côtières de la Manche / Mor Breizh La forêt profonde ne subsistera bientôt plus que dans les terres du centre qui seront colonisées plus tard, en fin de période néolithique, puis à l’âge du Bronze (2500 à 750 avant notre ère).

Ces hommes et ses femmes sont aussi témoins, lors des grandes marées, lors des puissantes tempêtes, lorsque la mer se retire tout au loin, de la présence de ces souches et de ces troncs, de ces feuilles et de ces fruits, qui achoppent sous les tourbes et les sables.

forêt de scissy
Forêt de Scissy – vestige à marée basse


C’est alors peut être que nait la légende de la Forêt de Scissy.

D’où viennent donc ces arbres sous les eaux se demandent-ils ? Ils construisent alors peut-être, une belle histoire qui se transmettra oralement, de générations en générations.
Dans le cadre de la Forêt de Scissy, on perçoit aisément la récupération de cette formidable légende par le monde chrétien. Le raz-de-marée de mars 709 est un équivalent du déluge, un peu identique à celui décrit dans la Bible. Les païens et les brigands qui hantent la menaçante forêt, sont engloutis par la marée, victimes du châtiment divin.
Le Mont est une arche. L’archange combat le démon.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle Scissy suscitent des débats enthousiastes au sein de la communauté scientifique. André Marie Laisné (1802-1879) érudit normand affirme en 1865 que les eaux ont envahi cette vaste baie bien avant le VIIIe siècle. Deux décennies plus tard, le chanoine Pigeon (1888) invalide les travaux de l’abbé Rouault (1734) et démontre que la carte de 1792 était un faux.

Il confirme les écrits de André Marie Laisné.

La première carte géologique de la région est établie en 1856. Ingénieurs et géologues affirment alors que la mythique forêt a disparu bien avant le VIIIe siècle, peut être aux environs du IVe siècle. Entre 1923 et 1933, des archéologues mettent en lumière des poteries antérieures au IIIe siècle dans les tourbes des Marais de Dol.

Un compte-rendu intitulé, Mythes et Légendes : une forêt sous la mer, paru en mai 2015 dans le Bulletin de la Société Géologique et Minéralogique de Bretagne fait un état précis des connaissances en géomorphologie et confrontent les dernières données scientifiques à la légende. Cette étude a été conduite à la suite des tempêtes est-ouest de 2012 et 2013 associées à de forts coefficients. Deux années consécutives, un estran à perte de vue a été découvert révélant des bancs de tourbes et de bois pétrifiés parvenant enfin à la conclusion que le niveau actuel de la Manche, a été atteint … il y a 2000 à 3000 an.

Bibliographie

Le Mont Saint Michel, treize siècles d’Histoire, Henri Decaëns, Éditions Ouest – France, 18 janvier 2011, 127 pages.
Contes et Légendes du Mont – Saint – Michel, Marcel Déceneux, Éditions Ouest – France, 11 mars 2017, 32
Article collectif (2015) : https://hal.science/hal01148326/document

Iconographie

Gravure de 1910 par P. Gout, architecte en chef des monuments historiques.
Représentation médiévale de saint Alto.
Photographie Mont Saint Michel entouré de forêts : @ Pixabay et Sandy.2
Et photographie de @Matthew Howood paru le 28 mai 2019 dans le Sun
Photographie de @eveengland
Carte trait de côte de – 16.000 à aujourd’hui. Source Géo.
Carte trait de côte de – 20.000 à aujourd’hui. Source Wikipédia.

Soutenez votre média breton !

Nous sommes indépendants, également grâce à vos dons.

A lire également

Une question ? Un commentaire ?

Recevez chaque mois toute l’actu bretonne !

Toute l’actu indépendante et citoyenne de la Bretagne directement dans votre boîte e-mail.

… et suivez-nous sur les réseaux sociaux :

Notre mission

NHU veut faire savoir à toutes et tous – en Bretagne, en Europe, et dans le reste du monde – que la Bretagne est forte, belle, puissante, active, inventive, positive, sportive, musicienne…  différente mais tellement ouverte sur le monde et aux autres.

Participez

Comment ? en devenant rédacteur ou rédactrice pour le site.
 
NHU Bretagne est une plateforme participative. Elle est donc la vôtre.